Présenté dans la discipline Sciences Sociales par
Ariane Mérillat

sous la direction de la Professeure Laurence Kaufmann
et la codirection du Professeur Boris Beaude

Session d'hiver 2023

À Claude et Micheline, mes merveilleux grands-parents, mes plus grands supporters, qui m’ont élevée puis soutenue durant mon parcours académique. La maladie, votre souffrance, puis votre absence ont marqué douloureusement le début, puis la réalisation, de ce projet. Je sais que vous auriez voulu assister à la défense de ce mémoire, à défaut, je vous le dédie.

Remerciements

Mes premiers remerciements vont à Laurence Kaufmann qui m’a donné la chance incroyable de mettre en pratique mes compétences à travers ce terrain fascinant. Le projet (Un)essentialHumans est le théâtre d’une expérience humaine qui me touche ; la collaboration menée avec des acteurs de la scène artistique, avec des techniciens qui ont brillamment œuvré dans les coulisses, avec un public intéressant et intéressé me permet de mener cette recherche avec beaucoup de joie.

Merci à Boris Beaude d’avoir accepté de co-diriger ce mémoire.

Je remercie Bastien pour son engagement et sa patience. Depuis notre premier documentaire, son exigence envers lui-même l’a poussé à se former encore et encore, devenant un talentueux partenaire de travail polyvalent et irremplaçable.

Je remercie Prianka qui a réussi à prendre en main une caméra et des concepts anthropologiques afin de mener une véritable immersion anthropologique dans son village. Son travail est admirable et participe à la qualité de notre site.

Je remercie Nithu, ma poussinnette. Son investissement pour les traductions et le montage des interviews sri lankais a été remarquable.

Merci à Damien, qui a la double fonction de meilleur ami et support technique. Disponible presque 24h/24 depuis deux ans pour me conseiller, m’écouter me plaindre, m’enseigner du Javascript et me rassurer quand je doute. Sans nos discussions animées sur LaTeX, Elon Musk et tout le reste, mon master en Humanités Numériques aurait été bien moins amusant.

Merci à Marie-Claire pour son soutien, ses relectures et ses conseils.

Résumé :

L’arrivée des technologies numériques a bouleversé certaines formes de communication sociale en redéfinissant la notion d’espace public. Afin d’étudier les possibilités qu’offre ce nouvel espace de transmission de la pensée, le projet (Un)essential Humans est en train de conduire une expérience collaborative et transmédiatique numérique en partenariat avec un public et des professionnel·le·s qui ne sont pas issus du milieu académique. L’objectif, dans une perspective de sociologie publique, est d’explorer une question omniprésente il y a encore une année alors que la population avait changé sa manière de vivre pour s’adapter aux mesures sanitaires ; qu’est-ce qui est essentiel et non essentiel à notre existence ? À une époque où les rencontres en co-présence étaient limitées, notre site avait aussi pour fonction de créer une agora numérique, un espace public, favorable pour mener ce débat citoyen. Ce mémoire retrace les étapes de la mise en place du site ainsi que les défis techniques, méthodologiques et éthiques auxquels l’équipe s’est confrontée.

Summary:

The arrival of digital technologies has changed certain forms of social communication by redefining the notion of public space. To study the possibilities offered by this new space for the transmission of thought, the (Un)essential Humans project is conducting a collaborative and transmedia digital experience in partnership with a public and professionals who are not from an academic environment. From a public sociology perspective, the objective is to explore a question that was omnipresent a year ago: what is essential and non-essential to our existence? When co-presence meetings were limited, our project also had the function of creating a digital agora, a public space, favorable for conducting this citizen debate. This document traces the stages of setting up the website as well as the technical, methodological, and ethical challenges that the team faced.

1. Préface

Le cœur de ce projet s’inscrit dans une réflexion à la fois sociale, philosophique et politique ; si les mesures sanitaires ont été mises en place pour lutter contre un virus, les conséquences ont été d’amener un renversement des valeurs communément admises.

Le Covid a bouleversé notre système de valeurs : danser est devenu un acte de résistance, embrasser une atteinte à la solidarité. L’État a dû tracer une frontière entre ce qu’il jugeait « essentiel » ou « non essentiel ». Pendant près de deux ans, nos vies ont été ainsi empêchées, donnant peu de prises aux récits individuels et collectifs. Et pourtant, c’est en racontant nos expériences, qu’elles soient mineures, marquantes ou tragiques, que nous pouvons dépasser les épreuves que nous avons traversées. C’est aussi en mettant en commun nos expériences que nous pouvons réaliser que toutes les vies sont essentielles.

En offrant un espace de partage, (Un) essentialhumans souhaite contribuer à cette mise en commun1.

Ces circonstances politiques qui ont vu naître le projet ont impacté, pour ne pas dire accablé, les responsables de la recherche et ont donc beaucoup influencé sa création.

Même si la mémoire du Covid est rapidement devenue une non-mémoire, cette période de traumatisme social que nous voulons vite oublier, souvenons-nous : les Securitas arpentent les couloirs de l’université pour houspiller les élèves sans masque et trop proches les uns des autres ; l’accès à la cafétéria de l’Anthropole est grillagé et seuls « les vaccinés » peuvent passer les contrôles de sécurité ; le constat est le même pour notre bibliothèque ; les corridors résonnent de discours clivants ; les messages faisant état de la souffrance psychologique et des difficultés financières de beaucoup d’élèves viennent inquiéter nos boîtes mail. Cette remise en situation de crise sanitaire a un goût amer, mais est nécessaire pour nous rappeler les valeurs fondamentales que nous voulons défendre. Alors que le 17 février 2022, la Suisse fête un retour à la normale2, une semaine après, la Russie lance une invasion militaire en Ukraine ; la guerre en Europe, qui semblait être un fantôme du passé, vient à nouveau hanter une population passablement épuisée. L’inflation, les pénuries de gaz et d’électricité esquissent dès lors un paysage sombre dont les contours sont déjà dominés par l’effondrement climatique et les menaces des démocraties. Dans un tel contexte, la quête de sens dépasse le débat qu’UnEH se propose de mettre en place, il est à son origine même.

Je me suis questionnée sur mes motivations à faire de l’anthropologie visuelle et numérique ma profession ; est-ce que prendre une caméra pour aller filmer les Autres a encore du sens tandis que les présages annoncent sans doute la fin du monde tel que l’humanité l’a toujours connu ? Vivre, comme je le fais, dans un univers submergé et dominé par le numérique me parait aujourd’hui discutable et certainement absurde. Le projet même d’UnEH me semble devoir être réfléchi en résonance avec l’actualité. D’ailleurs, ainsi que le démontre Boris Beaude, Internet — défini comme un espace de liberté individuelle — est voué à rapidement disparaître (Beaude, 2014). La mise en équation de tous ces facteurs m’a finalement permis de me positionner de la sorte : dans un monde qui s’égrène vers ses multiples fins, la notion de « plus rien à perdre » prend tout son sens. Quitte à voir notre société courir vers sa perte, autant mener sa propre révolution poétique (comme le dit si bien Aurélien Barrau) et se libérer du poids de la réalité en tentant de réenchanter un peu ce qui peut encore l’être3.

(Un) essential Humans est donc un projet qui tente, sans prétention, de produire un ilot humaniste au milieu de l’agitation sociopolitique actuelle.

Et si nous utilisions l’espace WEB comme un lieu de révolution poétique et de ré-enchantement ?

2. Introduction

L’étude des humanités numériques nous permet de comprendre l’influence mutuelle qui se produit entre Internet et la société ; comment reconsidérer les notions d’espace, de groupe et de communication à travers l’arrivée du WEB 2.0. ? Elle nous questionne également en tant que chercheur·e·s : comment intégrer le numérique, pas seulement comme objet de recherche, mais également comme outil dans la démarche sociologique ?

Le projet (Un) essential Humans (UnEH), dont l’analyse fait l’objet de ce mémoire, est une expérience anthropologique numérique transmédiatique en train de se faire, née en 2021, alors que nous étions en plein confinement. Il vise à restaurer un droit de parole et une réappropriation de l’espace commun en créant un lieu égalitaire qui offre la perspective de s’affranchir des mesures gouvernementales restreignant alors la possibilité pour les personnes de se retrouver de manière physique en co-présence. En d’autres termes, le projet UnEH vise à créer une sorte d’agora numérique, un espace public démocratique au sens d’Habermas4 afin de valoriser la pratique de la discussion. En plus d’inviter le public à témoigner, il propose aussi à ce dernier de s’emparer d’outils sociologiques afin de réfléchir sur la pandémie et ses conséquences politiques, sociales et psychologiques.

Ce travail de mémoire se compose de différents objets :

  1. Le site WEB qui est le support principal de notre projet.
  2. Les conférences effectuées dans un théâtre et dans des écoles.
  3. Notre compte Instagram.
  4. Le film documentaire en cours de construction.

Ce document écrit a ainsi la particularité d’être un appui théorique sur une enquête déjà réalisée principalement en ligne. Ce texte ne peut donc pas se substituer aux différents objets qui composent le terrain anthropologique, mais il offre un regard et une méthodologie qui visent à être profitables à des chercheurs ou chercheuses qui aimeraient reproduire ce type d’expérience.

Après une description détaillée du site et des enjeux qui ont conduit la création de son espace, nous parcourrons certains aspects théoriques fondamentaux qui ont influencé sa conception, notamment les questions de médiologie inhérentes à l’expérience. Dans ce sens, nous nous sommes intéressés aux expériences artistiques et culturelles transmédiatiques qui ont la particularité d’intégrer le public dans la production d’œuvres diverses (Jenkins, 2013). Ainsi, notre recherche intègre des podcasts, des films, de la photographie et des textes narratifs. Cette approche nous permet de repenser les médiums en fonction des discours ; pourquoi le podcast qui permet une expérience plus intime que le film qui est plus descriptif serait-il plus adapté à tel discours et inversement ? Nous verrons également l’intérêt de ces dernières dans le cadre d’un travail de sociologie publique puis nous analyserons comment UnEH se positionne sur le plan méthodologique. La sociologie publique et la méthodologie collaborative apparaissent alors comme complémentaires dans ce projet qui s’inscrit dans une démarche humaniste. Finalement, nous conclurons en réalisant un bilan intermédiaire de cette expérience.

3. Description du projet

3.1 Genèse de la recherche

Cette recherche a commencé par mon engagement par Laurence Kaufmann (responsable du projet) pour la collecte de données sous forme de témoignages sur les expériences vécues depuis le début de la pandémie pour le blog Co-Vies20, un espace de partage universitaire. Mon engagement s’est alors transformé tandis que nous avons décidé de concevoir son alter ego pour le tout public : « Humans of Pandemics », qui constitue la première phase de cette expérience.

La première étape, avant de créer l’espace, était de penser cet espace. Concrètement, cela nous a demandé de définir le numérique en termes d’architecture afin d’aménager un lieu égalitaire, agréable et sécurisé tout en étant attractif, ce qui nous a permis de postuler que les espaces numériques peuvent offrir certains avantages en comparaison aux espaces sensibles, géographiques et communs.

3.2 Création de l'espace

3.2.1 La foule : immersion dans le terrain et recueil de témoignages

La genèse du projet se retrouve à travers notre page La foule qui a été pensée de façon à éviter d’écraser nos individus par des catégories réductrices. Alors que la parole et les aspirations de chacun et chacune sont déjà muselées par les expert·e·s (médecins, politicien·ne·s, virologistes, etc.) ici, c’est le public qui doit apparaître, au premier plan et de façon égalitaire, sans être étouffé par les théoriciens et les théoriciennes.

Pour cela, il fallait éviter la structure d’un site en arborescence, tout en permettant une exploration thématique. En plus de rendre la navigation rébarbative, ce type de classification devient également vite complexe ; les individus n’appartiennent jamais à une seule catégorie, les cataloguer ainsi crée alors des aprioris analytiques tout en les déshumanisant.

Figure 1 : exemple de structure en arboresCence avec des entrées catégorielles

La mise en place de notre agora a eu pour objectif de recréer numériquement une foule qui évolue dans un espace. Cette immersion mosaïque vise à inclure tous les membres du corps social, tous les discours, sans distinction. Après quelques minutes, la page se réorganise de manière aléatoire, les expériences individuelles se mélangent alors face aux yeux du lecteur qui navigue en se basant sur des critères qui lui sont personnels. L’un des avantages ici, en comparaison à un espace géographique sensible de co-présence, est que les inégalités sociales sont gommées au premier regard ; chaque témoignage est amené avec la même force. Si la réactualisation de la page et la navigation aléatoire peuvent faire penser à un réseau social (de type Facebook ou Instagram), ici, aucun algorithme ne conduit l’exploration, le récepteur ne subit donc pas de bulle de filtre (Pariser, 2011).

Figure 2 : capture d’écran de notre « foule »

Afin de rendre la navigation divertissante, les témoignages et les expériences apparaissent au spectateur·trice à travers différents médiums (photographies, audio, vidéo et texte). Si l’aspect ludique est motivé par l’inscription du projet dans une sociologie publique, il permet également, comme nous le verrons plus tard, d’ouvrir une discussion sur les apports de la médiologie à la discipline.

Alors que les témoignages ont commencé à affluer, il fallait se questionner sur le type de navigation que nous allions mettre en place. Si la base de données venait à prendre trop d’ampleur, comment permettre au public et aux chercheur·e·s de s’y retrouver ? Pour cela, nous avons introduit trois éléments :

  • Les boutons : en parcourant le site, les lecteur·rice·s trouvent des liens cliquables entre certains témoignages. Soit ils donnent la possibilité de découvrir l’évolution d’une même histoire, soit ils permettent de créer un réseau interne entre les individus.

    Figure 3 : exemple de liens cliquables
  • La barre de recherche donne la possibilité d’entrer un mot et de trouver tous les articles qui le contiennent.
  • Les « tags » ou « étiquettes » permettent de catégoriser l’expérience. Ils offrent un avantage en comparaison à la barre de recherche en permettant de naviguer par concepts clés. Par exemple, le terme « solidarité » apparait rarement tel quel dans un témoignage ; il nécessite une « intelligence humaine » pour proposer ce type de catégorie. Cette partie de l’opération est particulièrement complexe et demanderait une méthodologie plus rigoureuse qu’elle ne l’a été pour UnEH. Chaque récent témoignage amenant des concepts inabordés, il faudrait donc systématiquement reparcourir les premiers pour vérifier si la nouvelle étiquette pourrait y être adaptée. De plus, le choix du nom des tags est un casse-tête. Par exemple, les termes suivants — emploi / travail/ monde ouvrier / patron / licenciement / télétravail / collègues /, etc. — doivent-ils être placés sous une étiquette commune ou apparaitre de façon distincte ? La réponse dépendra des articles mis en ligne et changera sans doute en cours d’expérience.

Dans un premier temps, la récolte de ces fragments de vie s’est faite sans que nous avancions avec un cadre préétabli. L’urgence de la situation sociale nous a encouragés à être efficaces dans la mise en place du site pour conserver une trace de cette situation historique exceptionnelle en train de se produire. Nous nous laissions alors la possibilité d’être surpris par l’expérience plutôt que d’en influencer ou prédire l’avancement. C’est cette avancée un peu hésitante, pas à pas avec les acteur·rice·s de la vie sociale, que les sciences sociales appellent la Grounded Theory. Contrairement à d’autres méthodologies qui invitent les chercheur·e·s à se renseigner au préalable, à maîtriser les concepts de sa future étude et à élaborer une problématique en amont, la Grounded Theory propose l’inverse. L’anthropologue se plonge, avec ses maladresses et son ignorance, dans des univers qui ne lui sont pas familiers.

Après deux mois à effectuer différents entretiens, souvent marqués par la lassitude de nos enquêté·e·s, agacé·e·s de devoir parler du Covid, la « magie du terrain » a opéré. Angelo, un chorégraphe que nous filmons au hasard d’une rencontre, se démarque dans un échange atypique, engagé et passionné. C’est le premier intervenant qui mentionne explicitement la question de « l’essentiel » ; la flamme qui anime Angelo est communicative, nous décidons de persévérer sur cette piste pour voir si elle nous permet d’entamer une discussion avec le public.

3.2.2 Le journal de bord : la constitution d’une problématique et son public

Si le type de collectif mis en scène par la première strate du site est une foule, des rassemblements inattendus de fragments de vie, le groupe auquel il s’adresse est plutôt un réseau de visiteurs et de visiteuses dilettantes qui déambulent parmi les différents témoignages. Au hasard de la navigation, ils peuvent tomber sur un moment de vie, une anecdote ou « zoomer » sur un récit précis. Mais ce partage de faible densité peut être relayé, complété et amplifié par une conversation plus intense et engageante sur un sujet politique et philosophique comme celui de l’essentiel (qui nécessite alors vraiment d’être débattu de manière démocratique). Habermas formule l’idée que le modèle délibératif de la démocratie viserait un « potentiel de recherche de la vérité », valorisant de ce fait la fonction épistémique de la délibération politique (Habermas, 2013). Ce modèle énonce qu’une décision politique n’est légitime qu’à condition d’être issue de la délibération publique entre citoyens et citoyennes égaux, soulignant donc le rôle central de l’espace public dans la légitimation de la politique délibérative :

« La révolution se saisit de la dimension critique de l’espace public : la capacité des membres de la société civile à se constituer en un corps collectif produit une critique du pouvoir, absolutiste en l’occurrence, car elle exige que la raison d’État soit soumise à l’exercice d’une raison pratique collective. C’est cette dimension critique qui, selon lui, constitue le ressort d’une politisation indéfinie de la société civile et de sa prétention à exister comme une instance autonome face à l’État. » (Nouët, 2019)

C’est cette conversation ouverte que la deuxième couche de notre architecture — le journal de bord — a pour objectif de prendre en charge. Cette nouvelle page web est donc destinée à un autre type de collectif : un public, au sens de Dewey (1927), c’est-à-dire « le public d’un problème » faisant référence aux personnes directement ou indirectement affectées par un problème social ou politique. Selon Dewey, pour résoudre efficacement un problème, il est important de comprendre qui fait partie de ce public et comment ces personnes sont affectées. C’est ainsi que nous cherchons à réunir ce groupe d’individus qui s’engagent conjointement à formuler une préoccupation commune et à explorer les moyens pratiques d’y faire face. Contrairement à la page de la foule, ici le critère de sélection n’est pas quantitatif mais qualitatif. Le journal de bord ne s’adresse donc pas au plus grand nombre mais à un public intéressé et motivé par la discussion que propose la page.

Le journal de bord intègre une dimension conceptuelle, à l’aide d’une approche « Grounded Theory ». Contrairement à la théorie abstraite et déductive, la théorie ancrée développe des idées à partir d’observations de données. Cette mise en perspective a permis de détecter les « pertinences intrinsèques » libres auxquelles les personnes sont sensibles plutôt que de leur imposer la « structure de pertinence » externe d’un cadre préconstitué (Schütz, 1967). C’est ce pouvoir inductif que nous avons utilisé pour identifier, au-delà des différentes préoccupations exprimées par nos interlocuteurs, comme la crise identitaire, les inégalités sociales, la liberté politique et le changement climatique, la question de « l’essentialité » :

Qu’est-ce qui est essentiel et doit être préservé à tout prix ? Pouvons-nous vivre uniquement pour survivre ? La survie du corps biologique est-elle le bien ultime ?

Humans of Pandemics est rebaptisé (Un) essential Humans. Notre logo ainsi que la typographie du site jouent alors sur l’entrecroisement entre l’humain et le numérique ; « essential humans » est représenté avec une typographie assez classique et droite, tandis que le « un » est comme apposé à la main, à l’image des tags dans l’espace public. La police de caractère « Bon Vivant » a été choisie, car elle est l’une des plus proches de l’écriture humaine.

Notre journal de bord vise également à montrer avec transparence comment fonctionne réellement la recherche sociologique. Elle révèle la science sociale en devenir, s’opposant ainsi au processus de « black boxing » dont se servent les scientifiques pour rendre invisibles les rouages internes de leurs travaux (Latour, 1999). Pour cela, nous avons choisi de présenter un genre spécifique au domaine : le journal de bord. Dans la peau des chercheuses, auxquelles il peut s’identifier, chaque lecteur·ice opère ainsi une mise à distance émotionnelle face au sujet de société qui lui est proposé. Ce journal de bord lui permet alors de faire un lien entre les données brutes (des articles sur la foule) et des outils théoriques, présents sur notre troisième page.

3.2.3 Les éclairages : vulgarisation des outils sociologiques

Les éclairages, comme leurs noms l’indiquent, apportent un peu de clarté à la problématique. Pour que notre public investi ne laisse pas ses aprioris dicter sa réflexion, nous lui offrons cette panoplie d’outils qu’il peut utiliser pour la développer. Nous supposons qu’en développant des connaissances sociologiques, les individus peuvent être plus conscients de leur rôle dans cette recherche et être mieux équipés pour participer activement aux discussions qui les concernent. De plus, cet apprentissage leur permet de lutter contre leurs préjugés. Afin de faciliter leur compréhension, les éclairages sont mis en contexte dans notre journal de bord, dans lequel ils apparaissent souvent de manière résumée et où un clic permet d’obtenir une explication plus détaillée.

Figure 4 : exemple d'un éclairage

3.3 Les annexes au site : documentaire, conférences et ateliers, réseaux sociaux

3.3.1 Le documentaire

Même si le journal de bord n’est pas encore exhaustivement documenté sur ce point, il servira, entre autres, à offrir à notre public de s’investir dans la création d’un documentaire (qui constituera, en plus du site, le rendu de notre étude). Quand le film sera terminé, il sera alors mis au concours sur la scène de différents festivals nationaux et internationaux, ce qui sera pour nous l’opportunité d’amener l’université dans des espaces culturels inhabituels. De plus, la méthodologie et l’éthique anthropologique qui guident la réalisation seront l’occasion de sensibiliser un jeune public au pouvoir des images. Pour cela, nous désirons investir les milieux scolaires afin d’organiser des projections accompagnées de discussions. Enfin, le film sera également disponible en ligne, en libre accès, sur notre site.

3.3.2 Conférences et ateliers

Le projet est l’objet d’une multitude d’événements de vulgarisation scientifique. Des discussions et des conférences ont déjà eu lieu :

  • Objectif Désistance : ce projet pilote s’adresse aux probationnaires et a pour but de leur proposer un espace de valorisation de leurs qualités et compétences afin de « favoriser l’abandon progressif d’une trajectoire délinquante et le maintien d’une vie conventionnelle » (Desistance, 2020). Il permet ainsi d’aider les personnes en probation et les ex-délinquant·e·s à améliorer leur confiance en soi, à sortir d’une trajectoire délictueuse et à se réinsérer dans la communauté. Notre équipe a participé à plusieurs réunions durant lesquelles les discussions ont été axées autour du concept de « reconnaissance » et sur les dangers de l’isolement. À chaque fois, la question des mesures sanitaires et de ce qu’elles ont signifié pour le groupe était présente en arrière-fond. Enquêter sur la manière dont ces individus ont traversé la pandémie et sur ce qu’ils considèrent comme essentiel, pour leur identité et pour la vie qui les attend, nous tient particulièrement à cœur.
  • Conférence : Entre réalité et fiction, les défis du cinéma documentaire. Cette conférence a été créée dans le but de sensibiliser notre public à la manipulation des images et à l’éthique dans le documentaire. Elle a eu lieu lors d’un événement libre à Vevey, dans des classes (secondaires et gymnases) et a été adaptée pour des élèves de 8 ans au primaire.

Nous allons également organiser des projections de films dans différents milieux sociaux, suivies de discussions. Nous avons déjà l’accord d’un acteur important du milieu carcéral, qui nous tient à cœur. Le psychiatre Régis Marion-Veyron, responsable de l’Unité de consultation de liaison (Unisanté), qui travaille à l’intersection de la psychiatrie, de la médecine de premier recours, de l’accueil des migrants et de la prison.

Le milieu carcéral et de probation nous tient particulièrement à cœur, car c’est un univers opaque et difficile d’accès ; cela nous permettra d’avoir un autre regard sur la question de l’essentiel.

3.3.3 Réseaux sociaux

Figure 5 : Quelques entrées sur notre compte Instagram
Nous utilisons les réseaux sociaux (Instagram et Facebook) pour la promotion du site. Pour cela, Instagram nous intéresse particulièrement. En plus de proposer un véritable défi esthétique, il est interactif et permet des mises à jour continues en temps réel ; l’utilisation de hashtags permet également d’éviter une catégorisation et un étiquetage trop étroit.

Notre stratégie de communication repose sur la diffusion d’extrait d’articles, de vidéos ou d’éclairages qui seraient à même de capter l’attention du public. Régulièrement, nous postons des photos qui interpellent plus facilement le public que les textes. Systématiquement, la publication d’un post amène un nombre variable de visites sur le site. Les statistiques WordPress nous montrent que chaque nouvelle publication sur Instagram amène une dizaine de visiteurs·euses sur le site et leur nombre va en augmentant en même temps que notre nombre d’abonné·e·s (actuellement de plus de 1200). Quand nous partageons une vidéo, celle-ci obtient pour le moment plus de 100 vues (là aussi la visualisation de notre travail dépend du nombre d’abonné·e·s ).

Figure 6 : 129 vues pour l’un de nos extraits vidéos

Quant à la page « Facebook », elle est investie d’une stratégie de communication différente, plus adaptée au public moins jeune qui l’utilise. Nous avons créé un style de contenu intermédiaire, entre Instagram et le site internet, en espérant que la possibilité de publier des textes plus longs invite à des échanges plus importants entre nous et le public.

Figure 7 : capture d’écran d’un post Facbeook

Bilan intermédiaire de l’expérience Instagram et Facebook

Se soumettre aux lois commerciales des GAFAM alors que nous tentons de travailler avec et sur des questions éthiques, écologiques et humanistes pose en soi des problèmes de cohérence. Ces entreprises ont une lourde part de responsabilité dans une certaine désocialisation des enfants et des adultes, dans des affaires de lynchage public, de publicités ciblées lors d’élections (voir le scandale Cambridge Analytica), sans parler de leur empreinte écologique. Cela pose une problématique fondamentale : quand nous investissons un espace numérique, nous entrons dans un espace politique dont il faut questionner les valeurs ; sommes-nous en accord avec ses lois ? Alors que Chamath Palihapitiya, ancien cadre supérieur de Facebook, exprime sa « culpabilité » pour avoir « créé des outils qui détruisent le tissu social de notre société » et interdit à ses enfants d’utiliser « cette merde » (Trujillo, 2017), il y a de quoi se questionner.

Pourtant, j’ai commencé cette expérience avec enthousiasme ; je m’étais convaincue que faire de l’anthropologie sur Instagram relevait de la modernité, qu’ainsi nous toucherions « les jeunes », que cela représentait une « nouvelle manière » d’interagir avec le public et de l’investir dans la recherche. Je ressens maintenant une certaine désillusion face à cet engouement naïf qui me possédait quelques mois plus tôt. La réalité de mon « terrain Instagram » a rapidement été décevante et même néfaste. La première phase, après l’étape graphique — qui est certainement la plus réjouissante et créative — a été de faire monter le nombre de « followers ». J’ai utilisé une stratégie de réseau d’intérêt ; quand je postais la photo d’un photographe suisse, je mettais en ami des profils identiques. Je suis ainsi arrivée à plus de 1200 abonné·e·s. Mais à quel prix ? Des milliers de clics (plus de 8000), une anxiété quand le niveau stagnait, une montée de dopamine quand les abonné·e·s augmentaient. Même en étant sensibilisée à la question du circuit de récompense, je sortais mon téléphone lors d’un repas en tête à tête pour voir si ma stratégie fonctionnait et j’interrompais mon interlocuteur pour lui faire part de « mon nombre d’abonné·e·s » ; je développais, malgré moi, la croyance que ce chiffre reflétait mes compétences et la qualité de mon travail. Après 6 mois dans ce sens, j’ai repris mes esprits et accepté ce qui m’apparaissait alors comme une évidence ; mes « followers » ne constituent pas un public de qualité et Instagram n’est pas une plateforme adéquate pour partager notre enquête.

Un problème rencontré sur Instagram est la limite de caractères et de temps vidéo ; si la vulgarisation garantit, pour les profanes du langage académique, l’accès à l’étude, l’ultra-synthèse apparait en revanche comme une perte de qualité notable.

Une autre question fondamentale qui se pose alors que nous postons des images sur les réseaux sociaux est la question des traces. Alors que nous acceptons les conditions générales, nous autorisons la plateforme à utiliser nos images : « lorsque vous partagez, publiez ou importez du contenu protégé par des droits de propriété intellectuelle (comme des photos ou des vidéos) sur notre Service ou en rapport avec ce dernier, vous nous accordez une licence non exclusive, gratuite, transférable, sous-licenciable et mondiale pour héberger, utiliser, distribuer, modifier, exécuter, copier, diffuser ou afficher publiquement, traduire et créer des œuvres dérivées de votre contenu. » (Conditions d’utilisations Instagram, 2023) Dans ce sens, notre site est un espace plus sécurisé.

Nous regrettons également le manque d’interaction qu’il y a sur ce genre de plateforme. Prenons l’exemple de France culture : le compte totalise plus de 588 k abonnés. Certaines de leurs publications ne dépassent pas 5 commentaires. En général, ces derniers sont courts et de qualité discutable. Le temps de travail est-il alors proportionnel au résultat ? Dans ce sens, notre vidéo, l’insulte, représente 3 jours de montage vidéo : elle a été vue 100 fois et n’a reçu aucun commentaire ou « like ».

Figure 8 : Notre vidéo "l'insulte"

Une autre chercheuse, engagée par l’UNIL et ayant en charge d’alimenter certains réseaux sociaux fait le même constat :

On a l’impression de travailler des heures pour promouvoir un évènement, une activité ou une vidéo et, finalement, ce travail n’est pas récompensé tel qu’on l’attendait. Cela passe par: l’écriture des textes, pas trop longs, pas trop courts, faire attention à garder la même systématique pour chaque publication, faire un travail de graphisme (photographie, typographie, couleurs) et penser à publier chaque nouveau post sur tous les réseaux sociaux utilisés, en prenant en compte les fonctionnalités qui leur sont propres (nombre de caractères, possibilités de faire des story, dimensions de l’image, liens cliquables ou non, etc.), tel que Facebook, Instagram et Twitter. Résultat des courses : on a quelques likes, aucun commentaire et pas forcément plus de participants aux événements que lorsqu’on ne faisait pas de communication digitale. Cela donne un sentiment de faire pour faire ou de faire dans le vide juste par conformisme, parce qu’aujourd'hui c’est comme ça qu’il faut faire. (2022)

Facebook, même s’il ne subit pas la même limite de caractères qu’Instagram, conduit au même constat décevant. Pour permettre à notre expérience avec les réseaux sociaux de gagner en intérêt, il faudrait peut-être envisager d’autres possibilités :

  1. Créer notre propre réseau social (ce qui lui permettra d’être régulé avec nos lois et nos besoins). Cette option est attrayante mais demande des moyens financiers et techniques qui actuellement font défaut. En plus de la complexité du projet, les risques d’échec semblent assez importants (qui voudra encore télécharger une énième application sur son smartphone ?).
  2. Nous engager sur des réseaux sociaux libres ou alternatifs. Le logiciel Mastodon fera certainement l’objet d’une expérience UnEH à partir de février mais nous analyserons également les possibilités qu’offrent Diaspora et Minds. Ces espaces sont moins fréquentés que les réseaux de type GAFAM, nous l’avons vu, ce n’est pas la masse de followers qui permet la qualité de l’interaction science-cité. Il est ainsi possible qu’un public plus restreint, mais plus qualitatif se joigne à notre dialogue par ce biais.

4. Cadre théorique

UnEH : une fiction en quête de narrateur·rice·s

UnEH a permis la construction d’un récit de vies ; sur cette scène numérique interviennent de nombreux personnages qui y interprètent leur rôle. Mais pourquoi créer cette comédie humaine en proposant aux individus de se raconter  ? Pour comprendre l’intérêt fondamental de l’étude, nous nous sommes penchées sur l’importance de la parole et du discours.

Pourquoi raconter et se raconter  ?

« Nous n’avons pas accès directement à nous-mêmes  : la transparence de soi à soi est impossible. Nietzsche comme Freud nous l’ont déjà montré les premiers  : toute compréhension de soi passe par la médiation de signes, de symboles ou de textes. » (De Ryckel & Delvigne, 2010)

Se raconter est une manière d’ordonner, de structurer ce que l’on vit, y donner du sens pour nous-mêmes et pour les autres. C’est d’ailleurs tout le travail effectué par les psychothérapeutes  ; en encourageant leurs patient·e·s à prendre la parole, ils espèrent que ces derniers·ères seront à même de trouver une alternative possible à un chemin qui semble sans issue.

Se raconter permet au sujet de revisiter ce qu’il a vécu dans un récit qui relie son présent à un passé qui autrement ne « passerait » pas. Et de se projeter dans un futur, dans un à-venir distinct de celui dans lequel il est plongé. Le récit de soi permet aussi d’être « reconnu » par les autres en tant que sujet responsable de ses actions, car en toile de fond, ce sont les choix éthiques et moraux effectués qui se dessinent. « En racontant mes expériences vécues, je me comprends dans le face-à-face avec le texte de mes récits. Ceux-ci me donnent une interprétation de ce que j’ai fait, à travers laquelle je peux me reconnaître et que je considère acceptable pour moi : “C’est moi qui ai vécu cela et je m’y reconnais” » (De Ryckel & Delvigne, 2010).

L’effet positif de la démarche s’est fait ressentir avec UnEH, différents témoignages ont montré les bienfaits de l’expérience pour le public, en voici un exemple (qui ne peut pas être écouté sur PDF) :


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Le récit que nous faisons de nous-mêmes est l’indice de la manière dont nous avons construit notre propre identité. Se raconter de manière positive est une manière essentielle de nous aimer. Bien entendu, le récit n’est pas un « matériau » purement individuel ; il est aussi la manifestation des imaginaires communs et des rôles sociaux que la culture nous procure et parfois nous impose. Les récits permettent aux êtres humains de tisser ensemble les événements de leur vie et créer une identité stable dans le temps. C’est dire si cette pratique est universelle ; nous racontons les histoires de notre culture et de nos ancêtres pour nous inscrire dans un système de parenté, pour nous affilier à une communauté et pour être accepté·e·s dans notre environnement social. Nous racontons les récits de nos exploits pour nous assurer de la reconnaissance de nos semblables ; nous racontons « les autres » pour nous rappeler nos différences.

Qui suis-je ? Croire en quoi ? Vivre pour quoi ?

Qu’est-ce que je désire ?

Quelle que soit leur pertinence, ces questions surgissent dans une quête identitaire fondamentale, existentielle et commune à tout individu. À cette question, Paul Ricœur affirme que nous ne pouvons répondre que par le récit de notre vie. En racontant notre vie ou des épisodes de celle-ci, nous en construisons ou reconstruisons la cohésion ; c’est ce qu’il appelle notre identité narrative.

En tant qu’anthropologues ou sociologues, nous commençons d’ailleurs souvent un entretien en demandant à la personne : « qui es-tu ? ». En d’autres termes, « mets-toi en récit », « mets de l’ordre dans ton passé et dis-moi ce que tu considères comme essentiel dans ton histoire de vie ». Car raconter, ce n’est pas décrire ; se raconter, c’est devenir le personnage principal d’une existence de laquelle nous avons extrait les rencontres, les événements et les expériences qui nous paraissent déterminants. Le récit de soi est aussi pour autrui : raconter est autant l’affirmation d’un « Je » que la constitution d’un « Nous », une façon « d’être avec ». C’est pour cette raison que notre site internet a fait un appel aux témoignages : 

Vous l’aurez compris, chaque vie vaut la peine d’être racontée. En offrant votre témoignage à unessentialhumans.com, vous donnez en partage une expérience singulière, un fragment de vie, qui soulève nécessairement, de manière directe ou indirecte, la question des valeurs, des biens ou des activités auxquels vous êtes fondamentalement attachés. Vous aurez aussi l’opportunité d’entendre des expériences similaires aux vôtres ou, au contraire, de vous plonger dans des situations qui ne vous sont pas familières.

Raconter est-il alors un premier pas vers la libération de soi, notamment lorsque nous sommes les prisonniers d’événements douloureux ? Ce travail de recherche sur l’importance de la parole a été mené avec l’une des personnes de notre public, Marie-Claire Cavin Piccard, thérapeute, écrivaine et conteuse, dont le propos est clair : la parole est essentielle. Que celle-ci soit orale ou écrite, elle est le premier pas vers la réconciliation entre ce que nous sommes, ce que nous avons été et ce que nous voudrions devenir.

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De la même manière, notre documentaire, en racontant, nous permettra de reprendre une parole qui nous avait été enlevée. Comme le dit Ricoeur : « toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit. » (De Ryckel, 2010). En tranchant dans la chair même de nos existences la limite entre ce qui est supposé « essentiel » et « non essentiel », les États ont diminué notre horizon narratif, rétréci notre identité. En nous réduisant à des êtres biologiques, soumis au seul grand récit de la pandémie, l’isolement et l’absence de liens ont suspendu nos appétits narratifs. Ce sont ces appétits qu’il faut raviver, car si les histoires sont racontées et la vie est vécue, l’inverse est tout aussi vrai : bien souvent, la vie se raconte et les histoires se vivent. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les sociologues ont souvent utilisé la métaphore théâtrale — et que nous continuons de le faire ici — pour décrire le monde social : ce dernier déploie une multitude de scènes qui permettent aux acteur·rice·s sociaux de jouer un rôle et d’endosser un « masque ». En tant que membre d’une société, nous sommes tous des acteur·rice·s car nous devons incarner des rôles et jouer des pièces que nous n’avons pas écrites, mais sur lesquelles nous pouvons laisser notre empreinte singulière. Pour UnEH tout l’intérêt a alors été de se questionner également sur la manière de laisser cette empreinte en valorisant la multiplicité des manières de raconter et en cherchant les spécificités de chacune d’entre elles.

4.2 Transmédia : la construction d’une narration à travers une constellation de médiums et d’histoires

Le transmédia est une approche narrative qui utilise différents médias pour la déployer. Si ses définitions exactes sont vastes (pour certains, il s’agirait d’une œuvre qui se déploie à travers au moins 3 médias différents alors que d’autres spécialistes pensent qu’un seul média supplémentaire à la narration-mère est suffisant), nous nous appuierons sur la définition de Jenkins, un théoricien incontournable de cette question : « Le transmedia storytelling représente un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés systématiquement à travers de multiples plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement unifiée et coordonnée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire » (Jenkins, 2013, p.13). Ainsi, selon lui, il n’y a pas une narration de base, mais un univers cohérent et homogène auquel chaque média apporte une information supplémentaire (mais pas secondaire). Ainsi, le transmédia se démarque du crossmédia qui est une approche basée sur le marketing et avec laquelle la narration première est clairement délimitée en comparaison des produits dérivés annexes.

Comme nous l’avons vu, la frontière entre réalisme et fiction est floue étant donné que toute interprétation d’un événement passé se fait par une mise en récit qui implique forcément des biais narratifs et donc une certaine forme de fiction. Dans ce sens, la définition de Jenkins même si elle s’applique théoriquement à des œuvres plus traditionnellement considérées comme fictionnelles peut s’adapter à UnEH. Ce qui nous est apparu comme particulièrement intéressant dans cette démarche est la capacité de chaque médium à apporter une contribution spécifique au développement narratif. C’est d’ailleurs ce que nous analyserons dans le chapitre Médiologie, mais avant de nous attarder sur ce point, nous allons parcourir les principes du transmédia et ses spécificités narratives, utiles pour comprendre la dynamique de notre projet. Afin de transposer les termes propres aux récits transmédiatiques à UnEH, il est utile de penser que sa narration-mère (donc son noyau narratif — s’il faut en trouver un — qui sera le documentaire) sera créée après le recueil des petites constellations narratives de la foule et de l’écriture du journal de bord. Cette procédure plutôt inhabituelle dans la construction d’une œuvre de ce type trouve une logique dans le fait que la Grounded Theory est une méthodologie de recherche inductive et non pas déductive.

L’influence du transmédia sur la narration

Si le numérique a créé une prolifération importante d’œuvres transmédiatiques, il faut garder à l’esprit que celles-ci existent depuis longtemps. Dans son analyse « Le transmédia comme remédiation de la théorie du récit », Olivier Aïm (2013) fait remarquer que, dès la fin du 19e siècle, des questionnements sur le biais médiatique de la diffusion d’une œuvre avaient fait leur apparition5. Il faut donc comprendre l’ère numérique comme une période propre à déployer une narration transmédia, mais garder à l’esprit que celle-ci n’est en rien une nouveauté. D’ailleurs, en 1987, Genette avait montré à quel point le récit ne peut pas se limiter à une structure début-milieu-fin en mettant en avance l’importance des éléments paratextuels (c’est-à-dire ceux qui entourent le récit). L’illustration apposée sur la page de couverture d’un livre, par exemple, constitue un élément qui va amener une interprétation particulière de l’œuvre même si elle n’est pas directement liée au texte (la même question se pose pour notre foule où les photographies influencent la réception du témoignage).

La différence entre le paratextuel et le transmédia est que, pour ce dernier, chaque élément qui apparaît sur un média différent est censé participer à l’intrigue de base. Le noyau central d’une histoire est donc moins clair qu’avec les œuvres classiques. Il faut tout de même spécifier que ces nouvelles formes narratives ne sont pas en rupture avec les récits classiques, mais redéfinissent surtout la narration et les formes qu’elle peut prendre.

La multiplicité des auteurs

Alors qu’une narration classique comporte normalement une forme spécifique (début-milieu-fin) et un·e seul auteur·rice, les récits transmédiatiques se démarquent avec une pluralité de créateur·rice·s (au point qu’il est difficile parfois d’attribuer l’œuvre à une personne) et des récits qui apparaissent sous forme de « constellations ».

Dans le cadre de la sociologie, ou de l’anthropologie, le constat est le même ; la personne responsable de la recherche produit, en général, une étude à laquelle elle donne une forme narrative cohérente, qui lui permet d’acquérir le statut d’auteur de la production découlant de l’enquête. Penser cette dernière à travers une approche transmédiatique permet de questionner cette notion d’auteur et aussi de valoriser la co-création avec le public (qui fait sens avec la démarche collaborative utilisée dans ce travail). Chaque sociologue devient alors le co-auteur·rice d’un projet qu’il a initié. Notre projet suit ce mouvement : les multiples témoignages de la foule apportent tous une pierre à notre édifice narratif ; une participante non universitaire a pris en charge, en partie, un éclairage théorique ; Bastien Mérillat, notre collaborateur technique, a créé des discours audios-visuels  ; Laurence Kaufmann et moi-même avons témoigné, mais aussi créé des éclairages ; notre futur documentaire sera réalisé en collaboration avec le public et les interviewés principaux.

Comment définir un créateur parmi ce cortège d’individus qui viennent alimenter notre débat philosophique et social ?

Cette question a-t-elle même encore du sens dans une telle démarche ? Partager la qualité d’auteur nous semble également offrir une reconnaissance bienvenue aux personnes qui s’investissent avec nous dans le projet.

« Une histoire sans fin »

À partir du moment où les histoires transmédiatiques peuvent se multiplier à travers divers supports et narrations externes à la narration-mère, il devient plus complexe de délimiter le moment où l’œuvre est finie. Une suite peut ainsi toujours être envisagée. Dans ce cadre, les créations transmédias comptent généralement plutôt sur la qualité de l’univers narratif plutôt que sur des personnages ou une histoire6.

Cela montre également l’importance de l’univers narratif. Si, dans certains cas, la multiplicité des médias utilisés pour raconter l’histoire apporte une plus-value étonnante à l’œuvre originale, il faut également préciser qu’il arrive aussi que les récits transfictionnels, avec toutes leurs ramifications, manquent d’homogénéité7. Pour les auteurs, il est également important de ne pas perdre le spectateur ou la spectatrice (qui ne sera pas très assidu) parmi les différentes ramifications de l’histoire, cela demande donc un travail subtil pour « accrocher » le récepteur.

L’influence du public

L’un des points que nous pouvons encore aborder ici est l’influence du récepteur sur la création des récits transmédiatiques. En effet, il n’est pas rare que les auteurs choisissent de poursuivre une trame de l’histoire en raison du succès d’un point de la narration première (par exemple, un personnage secondaire qui aurait capté l’attention du public pourrait voir son histoire se déployer à travers un autre média). Ici, la Grounded Theory s’est magnifiquement conciliée avec ce code de la démarche transmédiatique ; d’une certaine manière, c’est le public qui a choisi de débattre de l’essentiel et du non essentiel. Persévérer sur cette voie est devenu évident lorsque nous avons constaté que le pourcentage de personnes intéressées par notre projet progressait quand nous abordions cette question.

Conclusion

Tous les éléments analysés dans ce chapitre sont, la plupart du temps, corrélatifs aux récits transmédiatiques, mais ils ne représentent pas le cœur de l’expérience, qui se situe dans la mixité des médias utilisés pour développer une histoire. Pour mener au mieux notre projet, nous avons donc cherché à comprendre la manière dont les médias/médiums utilisés pouvaient contribuer à amener une certaine forme de compréhension ou d’informations. En d’autres termes, quelle est la spécificité de chaque médium et à quel type de récit est-il le plus adapté ?

4.3 La médiologie

La médiologie de Régis Debray est une approche de l’analyse des médias et de leur impact sur la société. L’auteur soutient que les médias, tels que la télévision, la radio, les journaux, Internet, etc. ont un impact déterminant sur la manière dont les individus perçoivent et comprennent le monde qui les entoure et sur la manière dont ils interagissent. Les médias ne sont donc pas seulement des outils de transmission d’informations, mais plutôt des « médiations » qui ont un impact sur la réalité elle-même ; ils ont le pouvoir de construire des réalités sociales et culturelles. Nous pouvons ainsi élargir la question des médias aux modalités sensorielles et aux moyens techniques qui permettent à la pensée ou la raison de se diffuser : « Dans médiologie, médio désigne en première approximation l’ensemble, techniquement et socialement déterminé, des moyens de transmission et de circulation symboliques. Ensemble qui précède et excède la sphère des médias contemporains, imprimés et électroniques, entendus comme moyens de diffusion massive. » (Debray, 1991, p.15) Cette définition de Régis Debray, le premier à avoir utilisé le terme de « médiologie », étend l’analyse à ce qu’il nomme la « transmission » ; celle-ci peut aller de l’étude d’un encrier à celle d’un cabaret comme « lieux et enjeux de diffusion » (Debray, 1991, p.15). Le terme « d’enjeux » est ici important : quels sont les bénéfices, les propriétés, mais aussi les risques des innovations techniques permettant de faire cheminer la parole ? « La médiologie n’est donc pas une science des médias, c’est un effort pour mettre en relation tout ce qui concourt effectivement à faire culture […] il faut analyser la façon particulière dont l’image fait sens, mesurer la force de sa propre séduction, observer précisément comment le regard se modifie quand on passe de l’icône au tableau, à la photographie, puis à l’écran » (Jeanneret, 1995, p.6).

Chaque « objet » de diffusion a donc ses spécificités. C’est cet aspect de la médiologie — cette discipline complexe que nous ne pouvons que survoler dans ce travail — que nous étofferons. Il s’agira de ne pas considérer la photographie ou la vidéo, par exemple, comme de simples moyens de diffusion, mais de mesurer leurs forces (et leurs faiblesses) particulières ; en d’autres termes, pourquoi tel type de médium se marie-t-il particulièrement bien avec tel type de discours ?

L’anthropologie numérique comporte l’avantage de faciliter l’expérience transmédiatique et ainsi l’usage d’une grande variété de formats. Chacun d’entre eux nous a semblé avoir sa propre fonction, sa propre force narrative, mais aussi une éthique et des risques qui lui sont particuliers. De plus, la variété des médiums peut amener une expérience intéressante : si nous proposons à l’interviewé·e de choisir celui ou celle qui lui convient le mieux pour partager son histoire, ce choix, en lui-même, constitue alors un objet d’analyse sociologique8.

Il est cependant important de garder à l’esprit que ce chapitre se concentre sur des manières de rendre une enquête anthropologique, nos analyses des médiums ne prennent donc pas en compte d’autres possibles (publicité, photos de vacances, manifestes politiques, etc.) et se concentrent surtout sur l’expérience UnEH.

4.3.1 La vidéo

Andrés est le personnage d’une vidéo qui raconte l’influence des mesures sanitaires sur les cérémonies funèbres laïques. Sa présence à la caméra témoigne de plusieurs éléments. Premièrement, Andrés a tout intérêt à se prêter au jeu ; ainsi il peut à la fois amener une image positive de sa profession et montrer son propre travail au public. Dans ce sens, il a revêtu un habit de cérémonie et s’est préparé à énoncer un discours ; son témoignage est maîtrisé et clair. La vidéo a l’avantage de rappeler la matérialité des corps et des objets, leur évolution dans un lieu ou une situation. Dans une analyse de l’anthropologie visuelle, Fabienne Wateau exprime bien cela : « Des corps en mouvement, des petits gestes de sympathie ou d’animosité, des regards, des sourires, de la sueur, de la fatigue sur le visage, une humidité des lèvres ou des mains, soit un univers du sensoriel fort difficile à restituer de façon non filmique » (2014, 88). Ce format a même permis, grâce à des inserts, de visualiser les problèmes qu’Andrés énonce. Ainsi, le vide de la salle ou la distance entre les chaises apparaissent de manière concrète au spectateur·trice.

Figure 9 : les distances sanitaires imposées lors des funérailles (Image extraite de notre vidéo)

Parler de la distance entre les individus, séparés de force par les mesures sanitaires, a plus d’efficacité lorsque l’on utilise une vidéo ou photographie que lorsque l’on passe par une parole orale ou écrite. Le médium visuel comporte donc un avantage descriptif particulier. Toutefois, ce dernier s’accompagne d’une grande responsabilité ; plus que tout autre, il a le pouvoir de manipuler le spectateur·trice, car des images en mouvement, accompagnées de son synchrone9, sont plus facilement interprétées que d’autres médiums comme des « preuves » irréfutables de la réalité10.

Particulièrement engagés sur cette question, Bastien Mérillat et moi-même avons réalisé une vidéo de sensibilisation à la manière dont une même situation peut donner lieu à plusieurs récits ; nous espérions ainsi mettre en avant la responsabilité et le pouvoir d’un réalisateur ou d’une réalisatrice lorsqu’il traite un sujet. Pour nous la vidéo n’est que l’expression d’une sensibilité, croyance ou perception, mais elle ne peut pas prétendre, plus qu’un autre médium, au statut de vérité.

Les questions d’éthique face au documentaire sont particulièrement sensibles. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui de filmer une personne puis de diffuser le film, alors que des images décontextualisées sont sans arrêt partagées en ligne, qu’elles sont régulièrement accompagnées d’appels à la haine ? Tout discours non consensuel court le risque de se voir pris pour cible par une horde d’internautes en colère.

Dernièrement, l’un des protagonistes de mon premier film — Unique en son genre — m’a demandé d’être coupé au montage. Cette question est en discussion actuellement. D’un côté, ce film met en jeu l’argent investi par celles et ceux qui nous ont aidés à la production, environ deux ans de travail, une certaine notoriété (le film a été sélectionné à Visions du réel), l’implication des autres personnages, mais aussi un élément important de notre CV. De l’autre côté, le film soulève cette simple question : « vais-je forcer cette personne à apparaître encore contre son gré aux yeux d’inconnus » ? Pour une personne trans, se voir encore et encore avec le « corps d’avant » peut être douloureux, sans compter qu’actuellement, le film fait l’objet d’une sorte de désapprobation par certains personnes LGBTQIA+11, désapprobation qui peut facilement retomber sur le personnage de mon film. Par exemple, la blague : « tu vois lui [mon cheval] aussi c’est un moitié-moitié comme moi, c’est un hongre, c’est un mâle castré » qui était apparue avec légèreté au cours d’une discussion a provoqué beaucoup d’indignation. La blague d’une personne trans sur elle-même est apparue comme intolérable à d’autres personnes trans.

Face à cette situation, je me questionne : à l’heure actuelle peut-être que toute production filmique qui se définit comme réaliste et qui met en scène des individus est non-éthique, car il n’existe aucun moyen de protéger ces derniers de l’impact que les images auront sur leurs vies. Faire signer un contrat qui implique d’abandonner son image sans possibilité de retour, surtout sur des sujets sensibles, me parait violent et humainement intenable. Je commence à penser que la fiction est la meilleure réponse à cette problématique. Comme pour nos podcasts, qui ont été interprétés par des actrices12, pourquoi ne pas mettre en récit l’étude et la faire jouer par des professionnel·le·s ? Dans ce cas, seul le réalisateur ou la réalisatrice assume les assauts d’un public mécontent et il protège ses interviewé-e-s (qui peuvent toujours participer au tournage et donner leurs conseils afin que la fiction soit plus réaliste).

4.3.2 La Photographie

Par sa capacité à figer un instant sans autre forme de contexte, la photographie nous apparaît comme un médium particulièrement sujet à interprétation. Comme l’explique le photographe Guillaume Perret, il est rare que le sens, l’histoire, perçus dans ses photos, reflètent la réalité de l’événement photographié (Perret, 2021).

Nous avons pu constater le même phénomène pour certains clichés liés à notre étude. Pour expliquer cela, j’aimerais utiliser notre photographie du old man ; les lunettes à soleil et l’attitude de notre interviewé suggèrent des références plutôt rock -moto-bad boy, ce qui est amplifié par le texte, car lorsque nous lui demandons quels sont ses rêves, il nous raconte : « Quant à l’extérieur de chez moi, les garçons conduisent de grosses motos, je les regarde et il semble que je n’ai rien vécu de tel quand j’étais enfant. » Cette photo peut ainsi suggérer les rêves de jeunesse, de liberté que ce vieil homme vit en transposant sur son vélo l’imaginaire du motard.

Figure 10 : le « old man », © Priyanka Kirushnakumar

Pourtant, la réalité est différente : atteint d’une grave maladie des yeux, ce vieil homme a besoin de ces lunettes, Priyanka a pris la photo dans une situation qui relève surtout du hasard situationnel.

Prenons un autre exemple : durant l’enterrement de mon grand-papa, j’ai proposé aux personnes présentes de se lever et de mettre leur main sur leur poitrine pour établir un contact « avec leur cœur » (il s’agissait d’une « stratégie » censée amenée un peu de douceur dans un contexte sanitaire qui nous interdisait de nous prendre dans les bras ou de nous asseoir côte à côte). La photo réalisée par Guillaume Perret à cet instant comporte une symbolique subversive ; la mère et la fille s’étreignent, assises, sans masque. Mais la réalité de cette situation est moins politique qu’elle n’y parait ; ma grand-maman est alors âgée, elle peine à marcher et n’aurait donc pas pu se lever. De plus, elle n’était pas consciente des mesures sanitaires en vigueur en raison de facultés psychiques dégradées par la vieillesse.

Figure 11 : Photo prise durant l'enterrement de Claude ISCHER, © Guillaume Perret

Même si je suis consciente que cette photographie propose une interprétation qui se joue de la réalité, je ne la ressens pas comme un « mensonge ». C’est comme si, de cette situation malheureuse, avait jailli une poésie que je ne percevais pas sur le moment et étoffe maintenant ma propre interprétation du passé.

La question éthique face à la « réalité » proposée par la photographie se situe dans sa capacité à créer de mauvaises interprétations ainsi qu’une manipulation du réel.

Prenons un dernier exemple : la photo suivante a été prise par Bastien Mérillat et utilisée dans le cadre d’un concours FNS. Elle a été baptisée « Male gaze : dance and don’t care ». Elle nous a semblé révélatrice d’une société patriarcale où les femmes adultes n’ont pas le droit de danser.

Figure 12 : Photo d’une petite fille dansant lors d’un mariage tamoul, © Bastien Mérillat

Pourtant, ce n’est pas la petite fille que les hommes regardent, mais nous — les blancs — qui nous trouvons derrière l’appareil ; il est bien possible que la présence de l’enfant entre nous et eux ne soit qu’anecdotique et que si cette dernière avait été décentrée, nous aurions le même regard caméra des hommes. Avec cette information et un titre différent — look at the white people — la signification de la photo et les jeux de regards que nous y percevons prendraient un sens tout autre et non moins intéressant. L’interprétation de ce cliché que nous avons effectué nous a semblé rester éthique dans la mesure où nous avons pu observer ce regard des hommes sur des petites filles qui dansent. Malheureusement, notre présence amenait la plupart du temps des regards caméras, il fallait donc composer avec ce que nous avions.

La photographie, comme la peinture, a donc cette possibilité particulière de susciter chez le récepteur une interprétation basée sur le symbolique tout en se détachant de l’événement vécu. Dans ce sens-là, nous ne sommes pas en accord avec Régis Debray : « Je dirais qu’on peut peindre des allégories, qu’on peut peindre des genres, qu’on peut peindre la Justice, qu’on peint la République — il y a actuellement une exposition de peinture à Paris sur les images, les allégories de la République — mais qu’il n’y a pas de photographie de la République, c’est-à-dire que la photographie n’est pas de Marianne, mais d’une femme. Autrement dit la photo rabaisse le genre à l’individu, alors qu’il y a toujours une présence de l’idée, d’une généralité possible dans la représentation picturale. »13 (Denoit, 1999) Nous avons vu, au contraire, que la photographie peut permettre à un individu de devenir une allégorie, un symbole, mais cela reste une option parmi d’autres possibilités narratives qu’offre ce médium, et pour rejoindre Debray, les exemples que nous avons donnés ne sont pas représentatifs des flux de photos auxquels nous sommes quotidiennement confrontés (publicité, réseaux sociaux, dossiers photos sur notre smartphone, etc.). Les photos d’UnEH ont donc été choisies dans la mesure où elles offraient une possibilité d’abstraction (sans cela elles cloisonneraient certainement trop le lecteur ou la lectrice dans un visuel alors qu’il ou elle lirait le texte qui l’accompagne).

Figure 13 : Le post de Lyly Enitram
Ainsi, c’est en recourant à leur subjectivité que les chercheuses d’UnEH ont tenté de trouver un visuel pour illustrer les différents témoignages de la foule. Chaque photo a été sélectionnée en fonction de la sensibilité des membres de notre équipe sans qu’une règle n’ait pu être établie. Parfois, ces hasards ont été heureux, comme c’est le cas pour l’article « Je n’arriverai jamais à m’intégrer dans cette société ». La photo de Guillaume Perret qui illustre cet article a créé une discussion au sein de l’équipe ; l’expression de la femme a été sujette à des interprétations variées, notamment sur son émotion que certains et certaines définissaient par de la tristesse et d’autres de l’extase. Alors que nous nous demandions s’il fallait la conserver, la femme du portrait photographique, Lyly Enitram, s’est reconnue et a partagé un post sur Facebook avec un lien vers notre article : « passablement étrange d’illustrer le témoignage d’une autre et que les mots soient si juste quand je repense à mon début de jeune femme entre l’enfance et le monde adulte… ».

4.3.3 Le texte fictionnel

Les textes fictionnels14 se caractérisent également par leur mode de transmission et de réception. Comme le présente Ricoeur, la « mise en intrigue est l’œuvre commune du texte et du lecteur » (Ricoeur, 2008). Si cette maxime est vraie pour tous les médiums (sans le regard, la photographie, et donc la vidéo, n’existerait pas), elle l’est particulièrement pour l’acte de lecture (qui demande un engagement fort de la part du récepteur) ; le format écrit est teinté par des visualisations mentales que les formes audiovisuelles, qui donnent accès à des images définies, nécessitent moins. C’est donc, comme Debray le souligne, l’imagination qui est au cœur de la pratique de la lecture :

« Quand je dis "une civilisation de l’image ferait un monde sans imagination" vous m’avez compris, parce que l’image enregistrée, l’image indicielle de type photo ou l’image vidéo ou celluloïd est effectivement l’image de quelque chose qui est là devant nous, et non pas une image de quelque chose qui n’est pas là, comme un possible, une valeur, une généralité, un idéal. C’est vrai que cette image-là nous enferme dans l’actuel, le réel, l’immédiat et tend à nous désapprendre l’imagination, la faculté individuelle de s’inventer des images de l’invisible, des images intérieures de l’invisible. » (Denoit, 1999)

Ainsi, si l’émetteur·rice dessine les signes avec le travail d’écriture, les images sont fabriquées par l’esprit — et donc le vécu ainsi que la sensibilité — du récepteur. C’est là que la magie a lieu : « ce surgissement quasi hallucinatoire de la sensation lors de la lecture. […] Comment passe-t-on de la compréhension incarnée de concepts multimodaux à cet élargissement psychédélique de la conscience qui accède, à travers le texte, à des “points de sentir” perçus comme simultanément étrangers et intimes ? » (Patoine, 2015). La lecture permet une immersion et une empathie particulière avec l’œuvre15. D’ailleurs, l’écrit, en esquivant la force de frappe « réaliste » du film, laisse plus d’imagination au lecteur ou à la lectrice, qui peut combler à sa guise les blancs, les ellipses ou les lacunes narratives (ce n’est pas pour rien que la plupart des films tirés de romans suscitent un grand nombre de déceptions : « je ne voyais pas tel personnage comme ça, ils n’ont pas bien représenté le château, etc. »). Ainsi, au contraire de l’audiovisuel qui se démarque par sa capacité à offrir une sorte de réalisme situationnel, l’écriture (et donc la lecture) peut conduire à une expérience intime, personnelle et sensorielle. C’est ce qui a été mis en évidence par Pierre-Louis Patoine, dans son texte Fiction et simulation : l’immersion comme altération de l’état de conscience :

« Comme on l’a vu précédemment, la lecture empathique dépend de l’activation partielle des schémas sensori-moteurs lors de la compréhension d’une idée, et à plus forte raison d’un idée figurative telle que « il fut terrassé par une terrible douleur à l’estomac ». En effet, comprendre cette proposition demanderait que nous en simulions certains aspects somatiques et expérientiels. La simulation se révèle ainsi être une manière fondamentale d’habiter le sens. Elle se retrouve au cœur du fonctionnement de la pensée et du cerveau puisque comprendre ou manipuler un concept, c’est faire comme si son contenu était présent pour notre corps-esprit, c’est le simuler à travers ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre l’expression de Damasio, une as-if loop neuronale. Par ailleurs, on dit souvent que lire une fiction, c’est faire comme si elle était vraie. Le « faire comme si » joue donc un rôle non seulement dans la simulation neuronale qu’implique la compréhension d’un concept, mais également dans le rapport de croyance qu’on entretient avec la fiction. » (Patoine, 2015)

Là encore, nous énonçons ce principe sur la base de l’expérience UnEH qui a la particularité d’avoir « censuré » les discours politiques et « désincarnés » (c’est-à-dire à la troisième personne sans que la personne ne s’implique) pour favoriser les récits en « je ». Car tous les textes n’ont pas la capacité de créer cette empathie, cette capacité de ressentir « comme » dans le texte, toutefois cette faculté extraordinaire reste plutôt spécifique à la forme textuelle et, dans ce sens, elle en fait un médium fascinant. Ce n’est d’ailleurs pas seulement la fabrication des images mentales du lecteur ou de la lectrice qui doit être prise en compte, mais également la manière dont celui-ci ou celle-ci entend le récit. C’est ce que nous rappelle l’ouvrage Éloge du phrasé d’André Wyss : l’action de la lecture comporte une musicalité personnelle et individuelle. Selon l’auteur, chaque individu lira un poème de manière différente avec son phrasé, tandis qu’une voix externe écoutée imposerait sa propre musicalité (Wyss, 1999). Le texte est donc, parmi tous nos médiums, celui qui permet au récepteur de s’approprier et de vivre l’expérience ethnographique la plus personnelle.16

De tous les moyens de restituer l’enquête, l’écriture est de loin mon préféré. Sa force imaginative, sa capacité à pouvoir créer l’empathie en fait un médium qui me semble particulièrement approprié aux objectifs de la discipline. De plus, contrairement au film ou à la photographie, elle permet à l’acteur social un plus grand anonymat.

4.3.4 L’audio (podcast)

Comme l’écriture, l’audio permet de créer de l’intimité. Alors que la lecture nous permet une expérience en « je » (que le récit soit à la première personne ou à la troisième, le lecteur·rice se place presque systématiquement dans le personnage au centre de l’action), l’écoute de l’Autre offre généralement une expérience en « nous ». La voix créée naturellement une distanciation avec la « prise de corps » du héros de l’histoire — nous entendons bien que cette voix ce n’est pas nous, que ce n’est pas notre musicalité — cependant, elle permet de créer une connexion avec la personne qui témoigne. Comme le précise l’analyste médiatique Xavier Filliol, « l’auditeur a l’impression de faire partie de l’histoire qui lui est divulguée, rien que pour lui » (2016). De fait, le podcast est particulièrement utilisé pour aborder des sujets sensibles, voire tabous, « les sujets comme le sexe, la drogue, qui sont souvent proscrits de l’antenne, trouvent un public attentif à cette liberté éditoriale » (Filliol, 2016). Là où l’écriture pourrait parfois se révéler particulièrement brutale (vivre un viol dans un récit en « je » par exemple forcerait un lien empathique pouvant être violent), l’audio peut permettre un bon compromis.

Selon le spécialiste, ce format demande aussi un engagement particulier de l’auditeur·rice car « [l] » écoute du podcast reste une activité individuelle et volontaire […], concentrée sur un sujet précis, avec un rapport plus intime avec les animateurs » (Filliol, 2016). Alors que les éléments visuels ont tendance à créer une distanciation avec le sujet, le podcast et l’écriture impliquent une plus grande empathie. L’engagement du récepteur donne aussi une certaine « valeur » à l’échange que lui propose son créateur, au contraire de la vidéo ou de la photo qui peut rapidement être consommée avec voyeurisme (cela ne veut pas dire que ces médiums n’aient pas de public de qualité, mais qu’un public mal intentionné sera plus facilement en contact avec eux).

4.3.5 Conclusion

À travers UnEH, nous avons cherché à mettre en avant une diversité de formats possibles pour rendre compte d’un monde social. Tous les médiums étudiés dans ce chapitre comportent une similarité : la mise en récit. Si, comme le précise Ricoeur, la vie peut être racontée, nous pourrions parler, comme lui, de « mise en intrigue » (2008, p. 258). En effet, pour conférer à chacune de ces « données » un format spécifique, il faut d’abord récolter, observer et « organiser ensemble des composants aussi hétérogènes que des circonstances trouvées et non voulues » (Ricoeur, 2008, p. 259). Prenons l’exemple de notre voyage au Sri Lanka ; l’expérience s’est révélée poignante sur les plans sensoriels et émotionnels. Il nous a fallu plusieurs mois pour mettre de l’ordre dans nos pensées et comprendre ce que nous avions éprouvé. La diversité des expériences vécues sur ce terrain nous permet maintenant de raconter de nombreuses histoires (c’est d’ailleurs l’objet de notre court-métrage), mais le film qui sera réalisé en racontera une seule qui n’a pas encore été définie. C’est ce travail de synthèse sémiotique qui donne un sens global ainsi que cohérent au rendu ethnographique et qui pourra alors capter l’attention du récepteur.

Comme le rappelle Régis Debray : « L’image n’existe que dans la mesure où on la regarde. » (INA, 1992). Prenons ici le terme d’image au sens large – en y incluant les représentations mentales produites par la littérature et l’audio –, le regard et l’attention qui seront posés sur l’objet permettent effectivement à ce dernier d’être reconnu et donc d’exister, mais il faut également prendre en compte les spécificités sociales de ce regard. La réception de nos photos anthropologiques par exemple ne sera pas la même en Suisse qu’au Sri Lanka. Ce point est essentiel dans le travail sociologique ; même s’il est difficile d’anticiper tous les effets que l’image produira sur le récepteur, il peut être judicieux d’avancer avec une éthique conséquentialiste17 en mesurant les risques et les bénéfices que notre travail produira sur le plan social.

En conclusion, certains médiums semblent plus adaptés que d’autres selon les messages qu’ils veulent transmettre et aux modes d’engagement qu’ils veulent susciter. Ils impliquent différentes façons de s’adresser au public, mais aussi différentes tonalités émotionnelles de la part de l’énonciateur·rice. Sans revenir en détail sur les diverses méthodes de ce travail, il nous faut une fois de plus insister sur l’importance du choix des formats et des outils façonnant les contenus ethnographiques, ainsi que sur la richesse que la combinaison de plusieurs formats offre à une enquête telle que la nôtre. C’est pour cela que beaucoup de nos articles combinent différents médiums.

4.4 Espace WEB et anthropologie publique

« L’ethnographie a vocation à rencontrer un public […] je crois que des sciences sociales ouvertes sur le monde et sur celles et ceux qui l’habitent peuvent contribuer à transformer le regard, et ce non pas par l’imposition d’un discours savant, mais dans l’échange de savoirs différents : aussi modeste que soit leur influence, les sciences de la société ne peuvent pas ne pas interagir avec leur objet, et donc dans une certaine mesure le modifier. »
(Fassin, 2020)

Il y a de nombreuses manières de pratiquer l’anthropologie, mais aussi de partager l’enquête. Si, nous l’avons vu, la discipline médiologique permet de questionner les médiums et leurs effets sur les publics, le choix de ces derniers constitue également une part importante de la recherche. Dans ce sens, le projet (Un)essentialHumans relève bien d’une forme de sociologie publique qu’il cherche à mettre en pratique au sein d’un espace qui se situe hors du contexte académique.

Avec une optique d’éthique dans la rencontre avec l’Autre, il s’agit de ne pas considérer le public non universitaire uniquement comme un objet d’étude, mais comme un ou une partenaire ayant un droit de regard et une possibilité d’action sur notre enquête. Afin de mettre en place cette collaboration et en tester les effets, nous avons organisé et projetons d’organiser encore plusieurs dispositifs (conférences, ateliers créatifs audiovisuels, discussions/débats sur le défi philosophique motivant notre recherche) pour nous permettre de rencontrer le public et de l’intégrer au processus de réflexion. En plus de la création de cette collaboration de travail, nous souhaitons également que notre enquête apparaisse en libre accès, que ce soit aux membres du corps universitaire ou à un public externe. Le cœur de cette expérimentation d’anthropologie numérique se situe ainsi dans la création d’un espace, accessible et ouvert, dans lequel partager nos données brutes avec tous les individus potentiellement intéressés par notre sujet. Cette méthodologie n’aspire pas seulement à améliorer la scientificité de l’enquête à travers la démarche collaborative, conformément aux objectifs de la sociologie publique ; elle s’inscrit également dans une idéologie philosophique et politique qui n’est pas très éloignée de celle de certains penseurs et créateurs d’Internet18.

Le partage libre de l’information

Si aujourd’hui le Web 2.0. souffre d’un désenchantement collectif – avec l’avènement des grandes plateformes centralisatrices de contenus et de multiples tentatives gouvernementales de restreindre l’accès à certaines informations (Richard, 2015) – les débuts d’internet ont été nourris par une utopie libertaire et humaniste :

« Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre. […] Vous prétendez que des problèmes se posent parmi nous et qu’il est nécessaire que vous les régliez. […] Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs seront commises, nous les identifierons et nous les réglerons par nos propres moyens. Nous établissons notre propre contrat social. […] Nous croyons que l’autorité naîtra parmi nous de l’éthique, de l’intérêt individuel éclairé et du bien public. » (Barlow 2000)

Cet idéal qui permet de rêver d’un espace égalitaire, libre et éthique a tout pour séduire les sociologues et anthropologues ; leurs savoirs ne sont-ils pas justement à propos alors que nous devons réfléchir à la construction d’un « contrat social » ?

Il n’est pas trop tard pour réinventer le WEB et persévérer dans la quête de la construction d’une utopie telle que celle de Barlow, mais à l’aune de nos connaissances actuelles sur cet espace. Bien sûr, le (Un)essential Humans n’a pas la prétention de résoudre ces questionnements et cela reste un site qui suscite un intérêt relatif en termes de nombre de vues. Toutefois, il s’inscrit indubitablement dans une démarche idéaliste. Le projet va à la rencontre du public, il pose des questions et expérimente différentes solutions qui montrent l’intérêt qu’auraient les sciences sociales à s’emparer des outils numériques. En facilitant le partage libre de l’information et en la rendant accessible (tant sur le fond que sur la forme), (Un)essential Humans constitue un petit laboratoire de réenchantement du WEB. Un laboratoire qui, en créant un espace collaboratif, représente déjà à sa manière un « processus de politisation » comme nous le verrons avec Fassin.

Partager des données qualitatives, accessibles et aimables

Pour Didier Fassin, « le premier processus [comme modalité de restitution de l’enquête anthropologique] correspond à la popularisation qui suppose de rendre la production ethnographique à la fois accessible et aimable. » (Fassin, 2020) Pour les non-initiés, la plupart des textes académiques sont au pire, ésotériques, au mieux, ennuyeux. La forme et le format sont alors essentiels à la démarche ; c’est eux qui permettront aux scientifiques d’établir un lien horizontal de compréhension mutuelle avec le monde qu’ils étudient en évitant l’entre-soi académique (pouvant parfois être perçu comme de l’arrogance intellectuelle)19. L’exercice de vulgarisation comporte un défi essentiel : si la forme doit être attrayante (c’est ici que nos chapitres sur l’étude de la médiologie et l’intérêt du transmédia entrent en ligne de compte), le fond doit rester qualitatif.

Deuxièmement, Fassin propose un « processus de politisation » qui afin de mettre en valeur la création de débats dans l’espace public et la collaboration avec des chercheur·e·s ou des milieux institutionnels (permettant à la sociologie de sortir de l’apathie analytique pour se transformer en énergie d’action). Ce deuxième point, qui permet à l’anthropologue de mettre activement ses compétences et la recherche au service de la communauté, nous semble essentiel. Dans ce sens, UnEH ne cache pas ses aspirations politiques, au contraire : notre attachement aux valeurs écologiques parsème le projet et nous avons utilisé nos aptitudes techniques pour soutenir certaines causes : j’ai ainsi produit, avec Bastien Mérillat, des petits films pour défendre l’association GhettoJam et promouvoir l’objectif Désistance. Nous avons également profité d’une conférence pour réunir des fonds pour le Sri Lanka (qui ont servi entre autres à offrir des cours d’anglais à des enfants du village et à une aide directe pour certaines familles dans le besoin). Nous essayons également de permettre la mise en réseau des acteurs·ices qui pourraient être solidaires (ainsi, un projet d’atelier d’écriture sur soi est en train de se mettre en place entre Marie-Claire Cavin Piccard et les probationnaires que nous avons filmés). Ce dernier point, spécifique à la démarche collaborative entreprise par UnEH, nous semble d’ailleurs particulièrement intéressant. Avec ce procédé, la participation publique n’est plus seulement un moyen de persévérer dans notre enquête ; elle nous échappe et crée des mises en réseau d’entraide positive, que ce soit entre individus, au sein d’organisations ou d’associations. Par ailleurs, ces « réussites humanistes » viennent aussi nourrir notre question sur l’essentiel et le non essentiel et participent indirectement à notre enquête.

5. Méthodologie

5.1 La Grounded Theory

Un des risques auxquels se heurtent les chercheur·e·s en sciences sociales est celui d’enfermer les personnes singulières, avec leurs émotions, leurs parcours de vie et leurs projets dans des catégorisations abstraites ou des cadres théoriques. Une manière d’éviter de traiter ainsi les êtres comme des « non-personnes » est de s’intéresser à leurs expériences et à leurs émotions et de leur ouvrir un espace qui les invite à se raconter.

C’est ce que préconise, en sciences sociales, la méthode dite de « la Grounded Theory », élaborée dans les années 60 par Glaser et Strauss. Contrairement à une théorie abstraite, qui construit d’abord des hypothèses et les confronte ensuite à la réalité concrète, la Grounded Theory développe des idées en partant de l’observation de situations réelles. L’analyse conceptuelle et les expériences de vie se redéfinissent ainsi mutuellement, dans un esprit de respect et de collaboration. Concrètement, cela signifie que l’anthropologue ou sociologue doit avant tout se laisser guider par ses enquêté·e·s, qui deviennent les partenaires d’une enquête commune dont le cheminement n’est pas connu à l’avance. C’est grâce à une telle démarche que nous avons pu identifier, par-delà les différentes préoccupations exprimées par nos interviewés, telles que la crise économique, la perte du lien social, les inégalités sociales ou professionnelles, la liberté politique et le dérèglement climatique, la question de « l’essentialité ».

En effet, lorsque nous avons tenté, entre février et juin 2021, de recueillir de nouveaux témoignages sur les conséquences de la distanciation sociale, nous avons été pour la première fois confrontés à l’exaspération, voire à la colère des personnes que nous avions sollicitées. Il était temps, nous disaient-elles, d’oublier cette période obscure et déprimante et de « passer à autre chose ». Au départ, nous avons interprété ce besoin de silence et d’oubli comme la manifestation du traumatisme que la pandémie représente dans notre mémoire collective : il fallait mettre entre parenthèses ces mois d’incertitude et de « déliaison » et revenir à une « vie normale ». Bien que partiellement juste, cette interprétation était insuffisante. Après deux mois à effectuer différents entretiens, marqués par la lassitude de nos enquêté·e·s, la « magie du terrain » opère enfin. Angelo, que nous filmons au hasard d’une rencontre, se démarque dans un échange atypique, engagé et passionné. C’est le premier intervenant qui mentionne explicitement la question de « l’essentiel » ; la flamme qui anime Angelo est communicative, les émotions sont palpables.

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Toutefois, à lui seul, cet entretien ne peut pas conduire à une généralité et donc définir une problématique. Un des principes de la Grounded Theory est de trouver suffisamment de similitudes entre les témoignages, suffisamment de convergences entre les observations du terrain, pour pouvoir en déduire une problématique. Ici, l’expérience a été quelque peu différente. Par sa vivacité et son indignation, Angelo s’est clairement démarqué des échanges un peu forcés sur la situation sanitaire. À la suite de cet entretien, nous nous sommes posé la question suivante : aborder la pandémie par la question de « l’essentialité » serait-il à même de susciter l’intérêt plus marqué du public, un public jusqu’alors exténué ou indifférent ? Afin de répondre à cette question, nous avons fait un nouvel appel aux témoignages sur les réseaux sociaux. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Alors que les propositions d’entretiens sur l’expérience du covid rencontraient peu de succès, le thème « Essentiel » vs « Non essentiel » provoqua de nombreuses réactions. Tout comme Angelo, les personnes qui ont témoigné expriment la colère, l’incompréhension et le sentiment d’injustice et d’incohérence qu’ont suscités les mesures sanitaires. Dans ces conditions, quelle est la valeur de leur travail ? Comment s’occuper d’une adolescente, d’un enfant, d’un client au milieu de ces règles qui entravent le cours habituel des choses ? Ces sentiments d’injustice et de non-reconnaissance sont le point de départ de notre enquête – une enquête qui continuera d’être alimentée au fil des semaines dans le journal de bord en collaboration avec notre public.

5.2 La démarche collaborative

« C’est comme si tous les deux, le client et moi, nous nous laissions glisser, souvent avec crainte, dans un courant de devenir, un courant de processus qui nous entraîne. »
Carl Rogers

UnEH est un projet qui se veut commun avec différents partenaires et sous différentes modalités de collaboration. Cette méthode dite collaborative, qui se marie particulièrement bien avec la sociologie publique et la Grounded Theory, implique la participation active des individus qui sont étudiés dans le processus de recherche. Elle met l'accent sur la co-création de connaissances entre les spécialistes et les personnes étudiées en leur offrant un certain contrôle sur la façon dont leurs histoires sont racontées et utilisées. Ce chapitre a pour objet de clarifier les principes de cette méthode et de mettre en évidence l’intérêt que chaque type de collaboration apporte à l’enquête.

Introduction à la méthode

Le rapport entre l’ethnologue et ses « enquêté·e·s » constitue une question éthique importante. L’asymétrie d’une relation de connaissance qui pose l’un des protagonistes en spécialiste peut conduire à des mécompréhensions, voire à des ruptures de confiance. Le danger est certainement d’autant plus grand lorsque la vidéo est utilisée pour le rendu d’une enquête. Les images rendent l’anonymat difficile et renvoient aux personnes filmées un retour sur soi un peu distant et parfois douloureux. À cet effet de miroir se rajoute le montage, qui agence les propos et les pensées des enquêté·e·s de manière à ce qu’ils « collent » à son propre déroulement narratif. Cette double transformation, celle d’un fragment de vie en images et des images en un récit d’ensemble, peut donner l’impression de trahir les propos et les pensées des enquêté·e·s.

Gardons l’exemple du film (même si la problématique sera également présente pour d’autres types de rendus) : de quelle manière limiter au maximum cette double transformation et réduire l’influence l’anthropologue ? Comment laisser la parole aux personnes apparaissant à l’image tout en prenant acte de la traduction, sinon de la trahison inévitable de la réalité auquel procède le travail du montage ? Pour tenter de résoudre ce dilemme, nous avons choisi d’établir un dialogue serré entre les chercheur·e·s et les acteurs·rices sociaux·ales.

Une telle méthode peut trouver son inspiration dans « l’approche centrée sur la personne » (ACP) que préconise le psychothérapeute Carl R. Rogers, une approche qui tisse un lien étroit entre « spécialiste » et « client·e ». Dans son article Personne ou science ? une question philosophique (Rogers, 1966), le psychologue exprime ses craintes au sujet d’une approche thérapeute-client qui privilégierait la science aux dépens de la personne : « Tout ceci ne prouve-t-il pas que l’éthique est une considération plus fondamentale que la science ? Je vois clairement la valeur de la science comme outil […], mais à moins d’être l’outil de personnes morales avec tout ce qu’implique le terme « personnes », son poids ne risque-t-il pas de devenir écrasant ? » (Rogers, 1966, p. 166).

Pour Rogers, considérer son sujet comme un objet d’étude risque de le transformer en un être fantomatique, en une non-personne qui va docilement tenter de s’ajuster aux attentes, préjugés et projections des chercheur·e·s. Pour éviter une telle impasse, il propose une pratique humaniste collaborative : « plus le thérapeute regarde le client comme une personne, plus l’auto-acceptation du client s’accroît. » (Rogers, 1966, p. 161). Le même constat peut être fait en ethnologie. Inséré dans une relation de reconnaissance mutuelle, une relation de personne à personne, l’enquêté·e sera plus disposé·e à se révéler, à exposer ses sentiments ou ses doutes, à décrire ses pratiques. Abordé, à l’inverse, comme un « cas » exemplaire, l’individu disparaîtra dans la grille d’analyse préconstituée qui lui est imposée, tout au moins implicitement. C’est pour éviter cette « disparition » que l’ethnologue doit établir un cadre de confiance et tisser une collaboration au long cours. Grâce à une telle collaboration, l’individu, accompagné du chercheur·e, apprend à porter un regard sur lui-même, un regard qui peut se développer, changer et évoluer. Ce compagnonnage lui permet de participer activement à l’analyse de sa personne et de devenir pour ainsi dire son propre « objet » d’étude.

Ainsi, la méthode collaborative et la sociologie publique partagent des similitudes dans leur approche en se concentrant sur la participation active des personnes étudiées et sur la co-création de connaissances. Dans les deux cas, les chercheur·e·s aspirent à comprendre les perspectives, les expériences et les besoins des acteurs sociaux, plutôt que de se concentrer uniquement sur les observations passives des sujets, ce qui leur permet de mieux appréhender les dynamiques et les processus de prise de décision qui sous-tendent les dynamiques sociales. C’est cette éthique de travail nous a servi pour la réalisation de toutes les strates qui composent le projet.

Le site

Le site est un espace de mise en commun des expériences où chaque individu est invité à prendre la parole (selon les modalités que nous avons imposées20). C’est grâce aux témoignages du public que le projet a un sens ; notre foule qui s’élargit continuellement est la représentation « vivante » de notre collaboration qui s’étend. L’espace UnEH espère aussi mettre en exergue l’intérêt des collaborations entre les chercheur·e·s ; offrir ses données brutes de façon libre est une manière de collaborer au partage de la connaissance. Cette manière de penser l’espace WEB rappelle également les études de Bruno Strasser sur les sciences participatives. Ces dernières mettent en avant une approche visant à donner aux acteurs sociaux un rôle actif dans l’élaboration, la mise en œuvre et l'interprétation des projets de recherche (de toute sorte) qui les concernent, plutôt que de les considérer simplement comme des sujets passifs. Dans des « laboratoires alternatifs » (un terme qui pourrait s’apparenter à UnEH), des citoyen·ne·s contribuent à la quête de connaissance dans ce que le chercheur appelle « une science libre, ouverte et collaborative » (Avis d’experts, 2016) qu’il compare à l’idéologie libriste21.

Le documentaire

Le travail du réalisateur et ethnologue Jean Rouch est, dans ce sens, évocateur. Son célèbre documentaire, Les maîtres fous (1955), qui portait sur les pratiques rituelles d’une secte religieuse originaire du Niger, visait à donner aux protagonistes le moyen de produire un discours sur eux-mêmes.

Figure 15 : Jean Rouch, © Cinémathèque française

Pour ce faire, il effectuait le montage en collaboration avec les personnes qu’il avait filmées ; il nommait cette technique « l’écho créateur ou encore le contre-don audiovisuel » (Colleyn, 2005). Ces questions se sont d’ailleurs posées dès les débuts du cinéma documentaire. Par exemple, Flaherty, en 1922, développait ses rushs sur place, lorsqu’il filmait le fameux Nanouk l’esquimau, ceci afin de lui montrer les images et d’avoir son retour critique. Cette technique, qui repose sur une éthique de la rencontre avec l’Autre, est moralement souhaitable. Mais elle est aussi scientifiquement efficace. Après tout, qui est plus apte à approcher la réalité d’une expérience que les personnes concernées qui la vivent ?

En nous inspirant des films réalisés par Jean Rouch, de l’expérience entreprise durant la production d’Unique en son genre (Mérillat, 2018) et du film L’odyssée de Rania (Mustafa Ali, 2016), nous sommes en train de mettre en place le tournage collaboratif du docu-fiction qui constituera le rendu final du projet UnEH. Pour cela, nous prévoyons d’impliquer les personnages du film dans le montage (ceux-ci pourront participer à la création de leur récit durant le tournage et au montage). Dans un premier temps, chaque séquence qui nous paraît digne d’attention est discutée avec les personnes filmées. « Es-tu à l’aise avec cette image de toi ? », « As-tu l’impression que cela correspond à tes idées ? », « le montage te paraît-il refléter ton discours ? » Les réponses obtenues nous permettent de retravailler le segment concerné. Dans un second temps, nous présentons à chaque participant·e·s les séquences qui concernent les autres enquêté·e·s : « que penses-tu des propos de tel ou tel ? », « cela te paraît-il pertinent pour le documentaire ? » etc. Le montage se développe alors en fonction des réponses des participant·e·s. Après cette première procédure, ce sera au tour du public de visionner les images. Ce dernier, après avoir eu connaissance des éclairages en lien avec les procédés narratifs et anthropologiques essentiels à notre démarche, aura accès à des rushs bruts présélectionnés par les interviewés. Il pourra ensuite, grâce à un questionnaire en ligne, choisir ses passages préférés. Nous prendrons en compte ces interventions pour le montage final. Derrière cette démarche se trouve un enjeu fondamental d’UnEH, ici le partage de la connaissance ne s’effectue pas seulement à travers le rendu de l’étude, mais aussi dans sa création à travers le partage des compétences (ici, le montage). Le public aura ainsi accès aux coulisses du film – et donc développera un regard critique sur la manière dont la vidéo trafique le réel – en même temps qu’il pourra découvrir le résultat de notre recherche.

Le Sri Lanka

La collaboration ayant lieu actuellement avec le Sri Lanka est, à mon sens, la plus audacieuse. Priyanka, une jeune femme tamoule n’ayant pas effectué d’études en sciences sociales, a été formée22 et engagée pour conduire des entretiens dans son village. Si c’est le hasard qui nous a amenés à travailler avec le village de Navatkuly, ce hasard a été heureux. Il semble que tout oppose nos sociétés ; alors que nous avons des services sociaux, des lois globalement non discriminantes, une éducation laïque et que nous vivons dans l’un des pays les plus riches du monde, le Sri Lanka souffre d’une crise économique sans précédent que les Tamouls du nord, une communauté traditionnelle touchée par la précarité, subissent fortement. À ce point s’ajoute l’omniprésence des Dieux, le sexisme institutionnalisé, des prestations sociales inexistantes. La question de l’essentiel et du non essentiel prend alors la forme d’une discussion pleine de sens et qui invite au recul.

Sur le plan humain, cette collaboration est très positive. Je n’avais jamais rencontré un groupe d’individus dont la parole était autant étouffée que c’est le cas pour les femmes tamoules. En leur demandant leur avis, en partageant leur histoire, une dynamique a commencé à se créer. Priyanka a pris une place particulière au sein de la communauté : celle qui écoute et comprend. Il est encore difficile de mesurer l’impact que ce projet a sur la vie du village, mais je me doute qu’il nous dépasse quelque peu. Pour Priyanka, ce travail est une source d’épanouissement, elle m’envoie régulièrement des messages sur ses sentiments face aux entretiens et son engouement à les mener :

Figure 16 : Capture d’écran d’un échange avec Priyanka

5.3 La mise en commun des compétences : les collaborateurs d’UnEH

Avancer dans un cadre de sociologie publique à travers une démarche transmédiatique et co-créative nous a rapidement amenés à nous questionner sur la place de la technique au sein de la recherche. Les compétences des chercheuses n’étaient pas suffisantes pour permettre à un projet comme UnEH d’être de bonne qualité et rapidement accessible au public. Ainsi, ce dernier s’est accompagné d’une sorte de maxime implicite ; tout résultat d’une enquête impliquant un récepteur nécessite des connaissances techniques exigeantes propres au médium utilisé pour effectuer le rendu. C’est d’ailleurs l’un des obstacles que Debray décrit comme un « dragon entre la technique et nous » : « Autre obstacle à surmonter : le narcissisme professionnel des hommes de la pensée. Les poseurs de fins et de valeurs jugeront cette crispation sur les moyens, méthodes et vecteurs, anodine ou suspecte […] Les médiateurs, en général, n’aiment pas regarder en face les médiations. » (Debray, 1991, p. 79). Si ce précepte s’applique pour tout type de rendu, le travail numérique et transmédiatique le met particulièrement en exergue, car il implique une multitude de connaissances techniques. Mon rôle dans le projet a donc été celui de médiatrice-médiologue au sens de Debray et sa formulation amusante : « le médiologue est celui qui a vraiment pour fonction de mettre autour d’une table des gens qui ne se parlent pas. » (Denoit, 1997). Ainsi UnEH, à travers sa valorisation de la recherche anthropologique, est également devenu un espace de mise en commun, mais aussi de valorisation de compétences non universitaires.

La graphiste

Figure 17 : Pauline Dupraz

Une partie de notre budget a été alloué au graphisme du site, pris en charge par la professionnelle Pauline Dupraz. En plus d’établir une identité visuelle cohérente entre les médias et une charte graphique (typographies, couleurs et utilisation du logo), elle nous a permis de coder le site selon nos besoins. Par exemple, l’affichage aléatoire des articles de la foule posait de grandes difficultés (les sites « préfaits » WordPress se révèlent problématiques lorsque nous cherchons à modifier des éléments de ce type. Pour cela, il fallait ajouter une fonction et modifier le code de base). Sans Pauline Dupraz, nous aurions dû nous contenter d’une apparition des articles selon leurs dates de publication (notre métaphore de la foule aurait donc été étouffée dans l’œuf).

La qualité visuelle du site est pour moi fondamentale. C’est elle qui nous permet de mettre en valeur notre travail. Il me semble que les chercheur·e·s ont tendance à reléguer ce type de fonction au second plan ; des étudiant·e·s (dont j’ai fait partie) sont souvent invités à prendre en charge des sites web alors que leurs qualifications en graphisme sont nulles. Sortir des murs de l’université semble alors nécessaire : si le budget ne permet pas d’engager une personne professionnelle pourquoi ne pas établir des partenariats avec des écoles de graphisme ?

Le technicien son-vidéo 

Figure 18 : Bastien Mérillat

Bastien Mérillat a une formation de techniscéniste (technicien théâtre son-lumière-vidéo entre autres) qui lui permet de toucher à différents domaines audiovisuels. Il nous a permis d’enregistrer, monter et diffuser des podcasts et des vidéos.

La collaboration que j’entretiens avec Bastien depuis plusieurs années est fondamentale à mon travail actuel ; seule, je ne serais pas en mesure de partager mes enquêtes anthropologiques comme je l’entends, car mes connaissances en vidéo et montage sont basiques. Ce domaine exigeant demande des années de formations continues pour permettre de produire un travail de qualité. Nous avons d’ailleurs désiré mettre en évidence cette importance technique dans notre petit film sur le Sri Lanka.

J’ai récemment mené une expérience pour tester la réception de nos compétences opposées : je présente souvent notre duo complémentaire ainsi « je suis l’intello et Bastien, le technicien ». Cette phrase, dans l’environnement universitaire, est souvent perçue comme une insulte à l’encontre de Bastien. « Mais non, le pauvre… il ne faut pas en parler ainsi ». Ce qui est plutôt amusant dans cette anecdote, mais également lourd de sens, c’est que les termes « intellos » et « techniciens » peuvent être aussi négatifs ou positifs l’un que l’autre selon le milieu dans lequel on se trouve. Dans l’univers social de Bastien, une « intello » fait référence à une personne qui ne sait rien faire de ses dix doigts alors qu’un « technicien » est un « bosseur ».

Les photographes

Figure 19 : Guillaume Perret
Figure 20 : Sylvain Smykla
Figure 21 : Studio 68

Afin d’éviter l’austérité et le « sans âme » des images libres de droit souvent utilisées pour illustrer les sites web, nous avons proposé à différents photographes romands d’utiliser leurs clichés pour mettre en valeur les articles de notre foule. Cette collaboration nous semble particulièrement heureuse et sensée ; la reconnaissance et le partage du travail d’artistes locaux leur permettent d’augmenter leur visibilité tout en rendant notre site plus attractif et sympathique.

Figure 22 : Photos de Guillaume Perret illustrants « la foule »


Les actrices

Figure 23 : Bénédicte Amsler Denogent
© Pierre Daendliker
Figure 24 : Alexia Hebrard
© Avril Dunoyer Photographie

Pour nos podcasts, nous avons fait appel à des comédiennes en formation ; celles-ci nous ont permis d’anonymiser les discours en « prêtant leur voix » à nos interviewées. L’exercice leur a apporté une expérience supplémentaire qu’elle pouvait valoriser dans leur C.V. tandis que nos podcasts se retrouvaient de bonne qualité tout en respectant nos intervenantes qui souhaitaient ne pas être reconnues. Sans le détailler ici, le projet « prêter sa voix » constitue également une expérience sociologique intéressante qui interroge la fictionnalisation du récit.

En plus d’avoir permis à notre projet de gagner en qualité, ces collaborations ont favorisé la diffusion de l’étude. Alors qu’un photographe se voit illustrer l’un de nos articles, il y a des chances qu’il le partage. Le constat est le même pour les actrices et nos autres collaboteurs·ices. Ici le rôle des partenaires représente un intérêt dans la démarche médiologique qu’il serait fascinant de développer.

6. Conclusion

L’arrivée des technologies numériques a bouleversé certains modes de communication sociale en redéfinissant la notion d’espace public. Les nouveaux médias, tels que les réseaux sociaux, les blogs, les plateformes de vidéo en ligne, ont donné lieu à de nouvelles formes de participation citoyenne et pratiques de transmission de la culture ainsi que des types de débats publics inédits. C’est dans ce cadre qu’UnEH a été mis en place. Pour essayer de comprendre et prendre parti des possibilités que l’anthropologie numérique offre, nous avons effectué un travail interdisciplinaire. Ainsi, ce sont de nombreux domaines d’études, de pratiques et de méthodologies qui trouvent une conciliation à travers notre projet. La sociologie publique, la démarche collaborative, la médiologie, et l’anthropologie numérique sont ainsi liées, car elles observent les interactions sociales autour de l’information et de sa transmission, même si elles se concentrent sur des aspects différents ; la sociologie publique et la méthode collaborative abordent les relations entre les chercheurs·euses et les citoyens·nes, la médiologie se focalise sur les caractéristiques uniques des moyens de diffusions de la pensée, et le numérique sur les transformations des pratiques de communication en lien avec l’arrivée des technologies numériques. Étudier ces aspects et effectuer des connexions cohérentes entre eux a été une importante étape de travail.

Pour qu’un projet de ce type prenne vie, l’anthropologue doit absolument prendre le rôle de médiateur-médiologue ; son but est de faciliter la communication entre différents groupes d'utilisateur·ice·s et, surtout, entre les différents acteur·ice·s du projet. Il a besoin de connaître les médiums qu'il utilise et de maîtriser, au moins en partie, les aspects techniques qui en découlent. En comparant UnEH avec d’autres sites académiques du même type, il est possible que notre force réside dans cette mise en commun des compétences et le respect de nos limites. Sur notre page présentant « l’équipe », les intervenant·e·s non universitaires ont la même place que les chercheuses. Symboliquement, ce point n’est pas anodin ; certains sites ayant les mêmes objectifs que le nôtre ne mentionnent dans leur équipe que des membres du corps universitaire, qui sont souvent très nombreux. C’est peut-être là l’une des clefs de notre recherche qui mérite que nous nous y attardions.

Dans la formation et la pratique de la réalisation filmique, nous sommes confrontés à une méthodologie de travail intéressante qui invite à comprendre le rôle de médiation effectué par le réalisateur ou la réalisatrice. Sa fonction, en plus d’être la garantie d’une cohérence narrative et esthétique, réside dans sa capacité à s’entourer des bonnes personnes et à devenir « chef d’orchestre ». Lors d’un tournage, chaque membre de l’équipe contribue alors à la symphonie filmique que nous orchestrons en exploitant un savoir-faire que lui seul possède. Pour rendre un contenu harmonieux, il est alors nécessaire que les rôles soient clairement définis et que chaque membre de l’équipe sache à qui revient la décision finale en cas de désaccord ; ce sont, à mon sens, ces limites qui permettent à chacun d’exploiter son potentiel. Dans notre cas, Laurence Kaufmann a toujours été désignée comme celle qui a le plus grand pouvoir décisionnel. Si nous conservons la métaphore de la réalisation, elle serait notre productrice. J’ai le rôle de réalisatrice, qui s’apparente à celui de médiatrice, c’est-à-dire que je coordonne des personnes avec des capacités utiles et spécifiques, mais je garantis aussi sa cohérence, car j’ai le projet final en tête. Bastien Mérillat est le cadreur, preneur de son et monteur ; sur le plan technique, son champ d’action est presque sans limite. De la même manière, Pauline Dupraz, Priyanka Kirushnakumar et Nithu ont des champs d’action définis et une liberté dans l’exercice de leurs compétences. Nous avons ainsi établi une sorte de pyramide décisionnelle nécessaire au fonctionnement efficace de tout projet de ce genre. Le risque avec une équipe composée de personnes ayant le même statut et les mêmes compétences est de la voir s’épuiser ; chacun·e aura une vision différente et argumentera pour la voir se réaliser, conduisant les personnes les moins énergiques sur ce point à être mises à l’écart. Pour nous, il est donc important que chaque membre de l’équipe soit essentiel et le ressente. C’est d’ailleurs le propos de l’un de nos premiers éclairages : la reconnaissance est au cœur du bien-être individuel. Cette gestion de l’équipe et la mise en valeur de compétences variées sont d’autant plus importantes dans un cadre numérique et transmédiatique. Cette conclusion sur le partage de tâches est peut-être le meilleur conseil qui peut découler d’UnEH pour tout projet de ce type.

Si cette expérience est enthousiasmante, elle comporte aussi ses zones d’ombres : l’échec de notre expérience sur les réseaux sociaux, le manque de réflexion sur l’élaboration des étiquettes, les objectifs déraisonnables, la difficulté d’amener notre sujet dans l’espace public sont tant d’éléments qui rendent UnEH complexe à mener. Le projet de film collaboratif notamment, qui commencera prochainement, est peut-être trop ambitieux et complexe techniquement. Si les petites équipes sont plus faciles à gérer, la nôtre pourrait s’agrandir quelque peu en engageant quelques nouveaux profils – comme un·e chargé·e de communication, une personne qui analyserait des données quantitatives (combien de vues sur le site en fonction des types quels de publications par exemple) – qui soulageraient les membres de l’équipe actuelle qui n’est pas spécifiquement formée pour ces fonctions.

Rappelons qu’UnEH est, dans ce sens, un « laboratoire » ; pour les chercheuses, c’est donc avant tout un espace d’expérimentation pour un projet qui est en cours de réalisation et dont il est difficile, aujourd’hui, de relever toutes les qualités et les dysfonctionnements. Nous espérons toutefois qu’il participe à semer ces petites graines humanistes, ces nouvelles formes d’enchantement de l’espace WEB, dont notre époque a vraiment besoin.

7. Bibliographie


1 Introduction de notre page « La foule » : https://unessentialhumans.com/la-foule-2/

2 Fin du certificat Covid et de la plupart des mesures sanitaires particulièrement contraignantes.

3 Pour ce travail, j’ai pris le parti de jongler entre le « nous » scientifique et le « je » personnel (qui est présenté en italique). Certains passages de cette étude étant intimement liés à mes propres aspirations idéologiques et/ou impressions, ils ne sont pas porteurs d’une validité scientifique. Toutefois, vu que la réflexivité anthropologique est au cœur de ma méthodologie, ils amènent un intérêt pour comprendre les aspects subjectifs qui ont marqué la recherche.

4 L’espace public selon Habermas est un lieu propice à l’exercice de la démocratie, c’est une zone intermédiaire entre le monde politique et le privé qui permet la pratique de la discussion, la transmission des idées mais surtout la critique du pouvoir.

5 Ici, il faut entendre que c’est dans cette période que les théories sur la pratique de l’art à partir de différents médiums se multiplient. Les œuvres de ce type sont quant à elles difficiles à dater ; elles pourraient déjà être désignées comme telles dans l’Antiquité alors que la mythologie se raconte avec des moyens très variés (oralité, sculpture, peinture, vitrail, etc.)

6 Les narrations sur un personnage (comme Spider Man) produisent la plupart du temps un système de suites mettant systématiquement en valeur ce dernier ; les scénarios qui se basent sur une histoire se suffisent souvent à elles-mêmes. Les histoires transmédiatiques ont tendance, en revanche, à accentuer la qualité de l’univers (comme celui du Seigneur des Anneaux) qui vont permettre à différents personnages et histoires de naître.

7 Ce point me fait penser que nous avons certainement commis une erreur en intégrant des études universitaires à notre foule. Celles-ci sont de très bonnes qualités et font sens avec la recherche, toutefois, nous y avons peut-être perdu l’homogénéité et la « simplicité » des témoignages avec leurs discours en « je ». Mettre peut-être un lien vers les études en question.

8 Parmi les témoignages récoltés, il me semble que le choix du médium en dit long sur son émetteur : notre « homme-chat » (qui n’est pas encore en ligne), homme charismatique et haut en couleur a, sans hésitation, opté pour la vidéo et… il ne se cache pas d’un certain narcissisme ; discrètes mais rebelles, les femmes qui ont créé les témoignages pour les podcasts voulaient se faire entendre sans « apparaître » ; Marie-Claire a accepté d’être filmée mais elle préfère s’exprimer par écrit, un espace qui lui permet d’aborder son existence avec plus d’intimité et de sincérité ; la photographie est le média préféré de Guillaume Perret qui aime raconter des histoires avec des images qui offrent différentes possibilités d’interprétation ; tout en douceur, le photographe aime suggérer mais pas imposer.

9 L’enregistrement du son synchrone impliquant du synchronisme labial marque un tournant majeur dans le réalisme filmique.

10 Ce point pourrait être discuté, la manipulation de la pellicule ne date pas d’hier. Malgré tout, elle me semble encore garder ce statut de « témoignage du réel » dans l’imaginaire collectif. Toutefois, les récentes possibilités technologiques permettant à des IA de créer des mouvements du visage réalistes à partir de n’importe quel discours vont certainement modifier la confiance que le public accorde à ce medium.

11 On m’a suggéré que le film était trop binaire et que j’aurais dû proposer plus qu’un personnage NB (pourtant lorsque j’ai réalisé ce film, la non-binarité n’était pas aussi répandue qu’aujourd’hui.) Les critiques ne s’embarrassent pas de la mise en contexte ou de mon éthique – j’ai accepté toutes les personnes qui se sont proposées comme personnages afin d’éviter tout biais sélectif – elles s’insurgent simplement contre le fait que mon film réalisé à partir de 2016 ne correspondent pas aux exigences actuelles.

12 Cela pose la question de l’accès aux données primaires et invoque des enjeux de sensibilisation à la personne enquêtée. Dans le cas des podcasts interprétés par des professionnelles, nous perdons le grain de voix, la tonalité de la voix, etc. Il s’agit alors de faire l’arbitrage de ce que nous gagnons et perdons. Cette discussion fascinante me parait essentielle à mener de manière plus approfondie.

13 Il convient de préciser que cette phrase de Debray est tempérée par l’auteur, dans le même texte, alors qu’il analyse la théâtralisation et/ou l’esthétisation qui peut avoir lieu dans le travail photographique en prenant pour exemple les mises en scène effectuées par Doisneau.

14 À entendre ici comme des fictions de toute sorte, comprenant l’autobiographie, qui racontent une histoire (en oppositions à des textes théoriques).

15 Par exemple, un conte qui ne définirait pas la couleur de peau de ses personnages permettra à des enfants de tout horizon de s’identifier aux héros de l’aventure, ce qui est impossible avec un film.

16 Pour rendre l’analyse médiologique complète, il serait également utile de se questionner sur l’influence de la mise en page, de la typographie, de la couleur, etc. sur la réception de l’œuvre.

17 De manière générale l’éthique conséquentialiste me semble être nécessaire alors que nous travaillons en sciences sociales. Par exemple, j’ai volontairement délaissé certains propos lors du montage de mon documentaire sur les personnes trans ; l’une de mes interviewées, très croyante, avait parfois des discours complexes mêlant religion, boulimie et scarification. Ce discours n’enlevait pas de charme à sa personnalité, mais je sentais que ces images pouvaient provoquer, chez le spectateur, un amalgame délicat entre transidentité et problèmes psychologiques qui aurait desservi les personnes LGBT de manière générale.

18 Je pense notamment à certains individus qui ont lutté pour un Web égalitaire et libre (Timothy John Berners-Lee, Perry Barlow, Richard Stallman, etc.)

19 La connaissance et les lieux qui la diffusent sont une clef sur la compréhension du monde, toutefois, auprès d’un certain public, l’université à une très mauvaise réputation. Je suis issue de l’un de ces milieux populaires qui voit les universitaires comme des « bons à rien » qui « coûtent à la société ». Lorsque j’ai réussi ma maturité fédérale et que l’une de mes grand-mères (agricultrice) a appris que j’entrais à l’université, elle s’est énervée : « tu te rends compte de ce que tu fais subir à tes parents ». J’étais une charge financière ; la honte de la famille. Avec les années, j’ai tenté de comprendre cette hostilité ; l’entre-soi, une attitude empreinte de supériorité, l’arrogance intellectuelle me semblent être des explications plausibles pour expliquer l’animosité de mes proches envers le monde académique. Prise entre ces deux univers, j’ai toujours tenté maladroitement de les réconcilier. La connaissance a vocation à être partagée et je crois que l’humilité est la meilleure manière d’y parvenir pour contrer les positionnements radicaux et anti-intellectuels.

20 Afin qu’UnEH ne se transforme pas en arène politique dans laquelle s’affronteraient les vaccinés et les antivax, les pro-mesures sanitaires et les révolutionnaires, nous avons établi une règle : seuls les « discours en je » sont partagés et nous censurons les discours que nous trouvons trop « jugeants ». Ce choix, qui soulève de grandes questions éthiques, a été fait pour garantir un lieu serein et accueillant. Un tel choix est discutable, surtout après avoir évoqué Barlow, mais il reste la seule manière que nous ayons trouvé pour le moment de rendre l’endroit hospitalier. Dans la même optique, les commentaires ont été désactivés (sur le site et Youtube qui abrite les vidéos).

21 L'idéal derrière le logiciel libre est de donner aux utilisateurs un contrôle plus important sur les logiciels qu'ils utilisent, en leur permettant de comprendre comment ils fonctionnent, de les personnaliser pour répondre à leurs besoins spécifiques et de les partager avec d'autres. Cela permet également de créer une communauté de développeurs et d'utilisateurs qui peuvent contribuer au développement et à l'amélioration du logiciel.

22 Priyanka a reçu une mini-formation sociologique – apprendre à mener des entretiens et à construire des interviews avec des questions ouvertes, lire des textes fondamentaux (comme la mise en scène de Goffman) – et une mini formation technique (photo, vidéo).